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partageant avec son beau-frère Ludovic la bonne comme la mauvaise fortune : tantôt l’assistant de ses conseils, tantôt déployant à ses côtés l’étendard avec la vipère des Visconti, le suivant dans sa fuite, le consolant dans son affliction.


II.

La cour brillante et sceptique du More, voilà bien le milieu fait pour un tempérament tel que Léonard, en qui, — pourquoi le dissimulerais-je? — La ferveur religieuse ou le sentiment moral ne brillèrent jamais d’un très vif éclat. Chez ces natures contemplatives, il arrive souvent que l’amour de la science prime tout. Concentrées sur elles-mêmes, elles perdent de vue les événemens extérieurs; de là, entre autres, l’indifférence politique de Léonard. Peu lui importe que le Milanais soit soumis à Ludovic le More ou à Louis XII, le duché d’Urbin aux Montefeltro ou à César Borgia; que Florence ait pour gouverneur Soderini ou Julien de Médicis. Bagatelles que tout cela pour le chercheur attaché à la solution des problèmes les plus transcendans qui aient jamais sollicité cerveau humain. Il regarde ces luttes mesquines comme un grand astronome regarde une étoile imperceptible, comme un éléphant regarde une souris ; perdu dans la contemplation des mystères de la nature, des infinis tenans et aboutissans de toutes choses, il a hâte de se dégager de toutes les préoccupations matérielles. Et comme son art reflète bien l’état de son esprit, avec ses tendances essentiellement analytiques! Ce qu’il y a de mobile, d’ondoyant, de fuyant dans l’espèce humaine, le manque d’absolu, le passage incessant du bien au mal, du beau au laid, le mélange d’esprit et de matière, ce sont là les traits qu’aucun artiste n’a jamais rendus avec la même pénétration et la même grandeur. A cet égard, c’est un homme du nord, non un méridional aux idées claires et concrètes, à la façon de Michel-Ange et de Raphaël, et même, parmi les hommes du nord, à peine un Rembrandt approche-t-il de lui. Ce n’est que par un suprême effort de volonté, dans de très rares peintures, que l’artiste parvient à créer une œuvre véritablement synthétique, de même que le penseur ne trouve que de loin en loin, à travers son panthéisme, l’intuition d’une volonté unique présidant aux destinées de l’univers. Mais quelle émotion, alors, et comme tous ces doutes accumulés décuplent la puissance de son enthousiasme! Quel croyant a jamais célébré en un plus sublime langage la grandeur du Créateur, du primo motore : « Qu’admirable est ta Justice, ô toi, premier moteur! Tu n’as pas voulu qu’à aucune force manquassent les ordres et qualités de ses effets