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autorités musulmanes auront à vaincre les préjugés traditionnels de leur race,.. vous les seconderez de tout votre pouvoir. » — C’est le langage d’un vice-roi des Indes.

Devant cette ingérence minutieuse, la Turquie lutta de finesse pour gagner du temps. Désormais, ses hommes d’état ne se forment ni dans les camps, ni dans l’administration : ce sont tous des diplomates, comme Reschid-Pacha, l’un des négociateurs du traité d’Andrinople, successivement ambassadeur à Paris et à Londres ; comme Aali-Pacha, cet homme si fin « à l’œil profond et doux, aux lèvres minces relevées par un sourire au coin[1] ; » comme Fuad, spirituel, exubérant et cependant plein de ruse, gai, sensuel, acceptant les tâches les plus épineuses avec une bonne humeur et une désinvolture qui en fait l’idole des salons et semant ses bons mots aux quatre coins de l’Europe. Tels sont les hommes, qui, désormais, tiennent le devant de la scène : ils la connaissent bien, notre Europe : — « Vous nous croyez fragiles, disait Fuad. Erreur ! Notre solidité n’est pas factice, puisqu’elle repose sur vos divisions. »

La dernière péripétie de l’intervention européenne s’est passée sous nos yeux. Ce n’est pas la moins funeste, si l’on considère les intérêts de l’empire ottoman. Elle a produit la guerre de 1877 et le traité de Berlin. D’un incendie partiel, que la Porte, livrée à elle-même, eût facilement éteint, elle a fait une conflagration générale. Pendant les longues et confuses négociations qui ont précédé ou suivi la guerre, l’effacement de la France a été vivement ressenti par les Turcs. Avec elle disparaissait la seule ombre de désintéressement qui eût plané sur les conseils de l’Europe. On s’aperçut alors que, si nous étions des amis parfois exigeans, du moins nous étions capables de cette générosité intelligente qui préfère, aux profits immédiats, le salut d’un allié.

Ce qui caractérise, en effet, cette période, c’est une recrudescence d’égoïsme international. Des grandes mesures qui devaient régénérer la Turquie, l’Angleterre ne parle plus que pour la forme. Il semble que ce malheureux parlement, convoqué par l’honnête et chimérique Midhat-Pacha, les ait définitivement enterrées. Mais on plaide volontiers la cause de tel ou tel peuple, des Arméniens, des Bulgares, des Monténégrins, des chrétiens de Bosnie. Les conseils des puissances sont alors donnés en termes si précis, qu’en vérité il ne leur reste plus qu’à prendre en main le gouvernail.

J’oublie pour un instant la sympathie que m’inspirent les petites nations chrétiennes. Je me rappelle que, pendant plus de cinquante

  1. Challemel-Lacour, Revue des Deux Mondes, 15 février 1868.