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Ce spirituel musulman aurait-il pu comprendre un état social dans lequel un même citoyen peut être à la fois poule et canard ?


II.

Contrairement à l’opinion la plus répandue, c’est dans le passé qu’il faut chercher les heures les plus sombres de l’empire ottoman. Vers 1812, après la paix de Bucharest, il n’était point officiellement mutilé. Mais les brigands infestaient toutes les routes. L’audace des pachas était inouïe. Chacun se taillait une principauté selon ses forces. Du Danube à l’Euphrate, on voyait surgir une foule de roitelets peu soucieux du fantôme qui régnait à Constantinople. L’autorité du Sultan ne s’étendait même pas jusqu’aux murs de la ville.

Alors parut un homme auquel il n’a manqué que l’auréole du succès pour être rangé parmi les plus grands réformateurs. C’est le Sultan Mahmoud. Il faut revoir cette figure énergique dans les récits des voyageurs, non pas au temps de sa jeunesse, lorsque, abandonné par ses troupes et trahi par ses ministres, il promenait un regard mélancolique sur les rebelles qui assiégeaient son palais, mais plus tard, quand il s’est débarrassé des janissaires : alors son visage, brûlé du soleil, ne garde plus les reflets du sérail. Sa poitrine est large. Son bras robuste fait plier l’arc le plus résistant. Ses jambes seules, plus faibles, trahissent des habitudes sédentaires ; il n’a pu se dégager que jusqu’à mi-corps de la langueur orientale, et sa vie tout entière porte la trace de cette métamorphose inachevée.

C’est un monarque asiatique. Dans les malheurs publics, il ne fait pas fondre son argenterie, comme Louis XIV. Il n’a pas le front pâle et l’œil cave d’un Philippe II. il ne rêve point, au fond d’un palais sombre, à son Armada détruite. Il n’est pas poursuivi, dans son oratoire, par des visions mystiques. Sa chapelle, à lui, c’est un kiosque où il se laisse bercer par le murmure d’une fontaine et par le rythme majestueux de la mer. Il se console d’une défaite en assistant à la toilette de ses femmes, disposées tout exprès en espalier, tandis qu’un flot parfumé retombe en perles sur leurs épaules et, de gradin en gradin, vient arroser les pieds du maître.

Mais ce même homme a su réprimer une révolution religieuse détruire l’un par l’autre les pachas rebelles, rétablir partout l’autorité de la Porte, anéantir les janissaires, combattre le brigandage avec une telle énergie qu’on aurait pu, dit un voyageur, trouver