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vaut mieux. » Nous avons beau être sûrs de nous, ce calme imperturbable nous déroute et nous inquiète. Je veux bien que nous soyons les maîtres du temps, mais ces diables d’hommes ont toujours l’air de disposer de l’éternité.

Les faiseurs de systèmes sont presque toujours injustes envers les Turcs. Il est impossible de considérer sans émotion les efforts qu’ils ont tentés depuis cent ans pour se régénérer, tout en restant fidèles à leur passé. Emprunter à l’Europe à tort et à travers, comme les Japonais, ou bien tout refuser d’elle, comme les Chinois, ce sont des solutions simples et relativement faciles. Mais elles font des peuples superficiels ou stationnaires. Les uns ne changent point d’âme en changeant d’habits. Les autres s’entêtent dans une puérile résistance. Tel n’est pas le cas des Turcs. Ils sont sérieux et croyans. Ils voudraient sincèrement se réformer, mais sans rien abdiquer ni de leur foi religieuse, ni de leur fierté d’anciens maîtres du monde. De là l’intérêt pathétique qui s’attache à leurs tentatives, et le respect qu’ils inspirent même dans leurs revers.

Pourquoi ont-ils imparfaitement réussi, du moins jusqu’à présent ? Je cherche quelle est, entre les Orientaux et nous, la ligne de démarcation, et je ne la trouve ni dans une religion qui ressemble fort à la nôtre, ni dans une morale presque toujours pure, ni dans un prétendu fatalisme qui serait plutôt une source de confiance et d’audace, ni même dans la polygamie, que nos mœurs occidentales ont si avantageusement remplacée. En un mot, toutes les explications courantes me paraissent pitoyables. Entre l’Europe et l’Asie, je ne vois qu’une seule cause de mésintelligence profonde : c’est notre manière de comprendre le progrès. Encore faut-il définir ce que nous entendons par là.

Selon moi, le progrès résulte de deux forces qui ont passé longtemps pour incompatibles : d’une part l’activité bouillante, impétueuse, et souvent déréglée qui fait l’homme de guerre, le conquérant, l’aventurier ; de l’autre, l’activité méthodique, mais bornée du travailleur.

Entrez dans une fabrique à l’heure du repos. La transmission est interrompue. Voici, dans l’atelier, des roues, des courroies, des engrenages parfaitement immobiles ; et, plus loin, voilà une chaudière d’où les jets de vapeur s’échappent et se dissipent dans l’air. Pour un ignorant, quelle apparence que cette force bruyante, sifflante et folle, pareille à quelque génie malfaisant dompté par un magicien, puisse manœuvrer la scie ou le marteau avec la précision nécessaire ? Cependant, la cloche retentit ; la vapeur se précipite dans les pistons, les poulies grincent, les roues s’engrènent,