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l’empire ottoman, le cabinet de Paris seul comptait sur un miracle. Au besoin même il aidait un peu la Providence, car il avait alors le don des miracles. Il n’est donc pas étonnant que nos regards se tournent volontiers vers Constantinople. La sympathie que nous éprouvons pour des peuples plus jeunes ne saurait étouffer cette affection plus ancienne, passée à la flamme et scellée de notre sang. Derrière le rideau mobile des petites nations inquiètes, nous chercherons toujours le géant foudroyé, mais ferme encore, qui se tient, un doigt sur la bouche, au seuil de la mystérieuse Asie.

Du reste, la presqu’île entière gravite, bien plus qu’on ne le pense, autour de l’empire turc. Non-seulement ce voisinage modifie profondément la structure des nouveaux états, mais presque tous les fils des intrigues religieuses ou politiques qui se croisent du Danube au Ténare passent par Constantinople. On vit là-bas les yeux fixés sur le Bosphore. C’est une attente fiévreuse et continuelle de quelque chose de grand. Tels les premiers chrétiens lorsque, d’un jour à l’autre, on leur annonçait la fin du monde : chaque fois que les clairons sonnaient la diane, ils croyaient entendre la trompette du jugement dernier. Ni les résolutions des gouvernemens, ni les pensées des hommes ne sont les mêmes, lorsque le royaume du ciel leur paraît proche. À la longue, il est vrai, les chrétiens découvrirent que le royaume du ciel n’est pas de ce monde : ils s’accoutumèrent au train médiocre des affaires humaines. De même les états de la péninsule prendront peut-être leur sort en patience ; et quand il leur sera démontré qu’aucun d’eux ne peut avoir Constantinople, ils se résigneront à vivre dans le provisoire. Je n’ai pas la prétention de résoudre en quelques pages une aussi grave question. Mais je ne saurais prendre congé des Balkans sans dire aussi mon mot sur les fortunes diverses de l’empire ottoman et sur les relations futures de l’Asie avec l’Europe.


I.

Sans doute, le fatal détroit n’a pas tout à fait la même importance qu’autrefois. Au début du siècle, lorsque la Chine et le Japon étaient à peine ouverts, lorsque l’empire des Indes n’était qu’une entreprise de marchands et la Sibérie qu’une prison malsaine ; quand, pour gagner Singapour, il fallait faire le tour de l’Afrique, tout l’intérêt de la lutte entre l’Europe et l’Asie se concentrait sur le Bosphore. Aujourd’hui cette lutte, quelquefois sanglante, le plus souvent pacifique, est engagée sur tous les points