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et répondant à ses amis sur son lit de mort : « Je sens un désespoir inexprimable ; » c’est Burns noyant sa raison dans la boisson ; c’est Southey devenant idiot à force de travail; c’est l’acteur Maturin écrivant, pour être plus inspiré, avec une hostie consacrée sur le front; c’est Lamb devenant fou et, après six semaines passées dans un asile, écrivant à Coleridge : « Ne croyez pas avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de l’imagination, avant d’avoir perdu la raison ; » ce sera enfin, tout à l’heure, Coleridge lui-même, s’adonnant, comme son ami de Quincey, à l’opium, et ruinant sa volonté en même temps que son intelligence par la folie de l’ivresse. D’où venait donc ce vent de malédiction et en quel lieu du monde s’était-il déchaîné? « L’épidémie, — c’est M. Brandl qui parle, — commença en Allemagne par Lenz et Hölderlin : le goût des brumes y prenait la forme de la métaphysique : au-delà de la Manche, il prit celle de la folie poétique. » Je ne sais ce qui en est de la métaphysique, qui semble traitée ici un peu cavalièrement; mais le fait même de l’influence germanique, non-seulement dans le Vieux marin mais encore dans tout ce que Coleridge écrira désormais, est indéniable. Comme le plus clair de cette influence a été une exaltation du sentiment, il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait produit, entre autres résultats, celui que nous venons de dire. Seulement, on se tromperait fort en croyant qu’elle s’est bornée là, et, pour nous en tenir à la poésie, on n’exagère pas en disant que, par le fait de la littérature allemande, l’idée que s’en faisaient les Anglais s’est modifiée, élargie et approfondie.

Or c’est précisément au moment où parut la Chanson du vieux marin, en 1798, que cette action de l’Allemagne devient sensible. Des choses allemandes, le XVIIIe siècle n’avait presque rien su. Goldsmith, à qui l’on vantait la sublimité de la pensée germanique, répondait dédaigneusement que « si les anges écrivaient, ils n’écriraient pas d’in-folio. » — « Tout ce qu’on savait de l’Allemagne, — lisons-nous dans la Revue d’Edimbourg, — c’est que c’était une vaste étendue de pays, couverte de hussards et d’éditeurs classiques; que, si vous y alliez, vous verriez à Heidelberg un très grand tonneau et que vous pourriez vous régaler d’excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie. » Peu de gens apprenaient l’allemand, et encore c’était dans un dessein purement commercial. Quand Werther et quand les premiers drames de Schiller parurent, ils excitèrent un vif enthousiasme chez les jeunes romantiques ; mais c’était moins pour leur mérite littéraire que pour le ferment révolutionnaire qu’on y trouvait. Lorsque, « par une nuit d’hiver et dans un vent déchaîné, » Coleridge fut pour la première fois ces Brigands où le poète allemand avait mis toutes les rancunes de sa jeunesse, c’était encore la révolution française