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maintes fois, poursuivant de saintes images, — j’ai frayé mon chemin sous la lune, parmi les fleurs, — inspiré, plus que ne l’eût soupçonné la folie des hommes, — par les formes les plus grossières, les sons les plus sauvages et les plus puissans ! — vagues bruyantes, et vous, hautes forêts, — et vous, nuages qui planiez très haut au-dessus de moi, — et toi, soleil levant! et toi, joyeux ciel bleu! — Oui, j’en appelle à tout ce qui est, à tout ce qui veut être libre! — Rendez-moi ce témoignage, vous tous, tant que vous êtes, — que d’un cœur pieux j’ai toujours adoré — Le génie de la très divine liberté.


Mais c’était trop peu de rêver. Il fallait agir; au mois d’août 1794, Coleridge arrivait à Bristol, où il retrouvait son ami Southey. S’étant liés tous deux avec un jeune homme nommé Lovell, ils eurent une idée sublime, qui était de fonder quelque part une cité idéale. Au IIIe siècle de notre ère, leur maître Plotin n’avait-il pas essayé, lui aussi, de créer en Campanie une « Platonopolis, » terre d’utopie où le bonheur devait être la seule loi? Les trois enthousiastes résolurent de faire mieux. Ils avaient en tête un système politique, philosophique, religieux et social : cela s’appelait la « Pantisocratie » et devait conduire infailliblement tous les adeptes à la parfaite félicité. L’Europe étant indigne, et d’ailleurs incapable, de recevoir ce beau présent, ils résolurent de partir pour l’Amérique, terre libre et vierge de préjugés, et de s’établir sur les bords de la rivière Susquehannah. L’argent manquait. Ils se mirent à l’œuvre pour en trouver. Coleridge parcourut le pays de Galles, écrivant des maximes révolutionnaires sur les vitres des auberges et rêvant de longues heures au bord de la mer : même, — un soir qu’il s’était oublié à contempler les vagues, — le poète réformateur fut surpris par la marée et faillit être noyé. Southey fut plus pratique ou plus heureux : il recueillit tout au moins deux adhésions, celle de sa mère et celle de son frère. Tout partisan de la « Pantisocratie » devait être marié : car, dans la société idéale, les femmes devaient s’occuper des soins matériels, afin de laisser aux hommes le temps de politiquer et de versifier à l’aise. On se mit donc en quête de jeunes filles à marier. Justement une veuve, nommée Mrs Fricker, en avait cinq. Lovell se fiança à l’une, Southey à une autre. On persuada aisément à Coleridge de demander la main de l’aînée, qui se nommait Sarah. Ce fut une véritable épidémie matrimoniale. Un quatrième « pantisocratiste, » étant survenu, se crut obligé tout aussitôt d’adorer une quatrième miss Fricker; mais c’était une fille de sens qui ne voulut pas être aimée « pour le système » et que la rivière Susquehannah ne tentait qu’à moitié. Cependant l’argent manquait toujours. Nos trois héros résolurent de frapper un grand