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qui est comme le refrain de leurs poèmes et le thème habituel de leurs méditations. Non moins que les romanciers russes, tous ces poètes anglais ont pris la vie au grand sérieux et n’ont pas eu peur de le dire. Sans doute ils ont joui d’elle, ils en ont compris la beauté ou la mélancolie, ils en ont exprimé, même avec sensualité, le charme douloureux et enivrant; mais aucun ne s’est arrêté à la surface des choses : ce sont ou des croyans, comme Tennyson, ou des inquiets et des agités, comme Shelley. Pour les indifférens ou les sceptiques, il n’y a pas de place parmi eux. Comme le dit M. Sarrazin dans une série d’agréables, mais un peu superficielles études qu’il vient de leur consacrer, ils ont eu en commun «la spiritualité sincère et profonde. » C’est ce qu’on ne saurait trop répéter en France, où ni Browning ni Swinburne, ni même Wordsworth ou Coleridge n’ont encore conquis dans l’opinion le rang auquel ils ont droit.

Le conquerront-ils jamais? N’y a-t-il pas, dans cette poésie à la fois mystique, sensuelle et humanitaire, au développement de laquelle notre révolution française a tant contribué, mais qui a grandi en plein sol germanique et dans le souffle des vents du Nord, un élément dont l’esprit latin ne s’accommodera que malaisément? Et, pour commencer, l’idée même qu’ils se font de la poésie ne nous est-elle pas, malgré tous les voyages intellectuels qu’on nous a fait faire dans ces derniers temps, trop étrangère et trop neuve? Cette idée, — ne nous y trompons pas, — est une idée mystique. Ils ont foi en leur œuvre. Ils veulent la faire bonne en même temps que belle, mais moins belle encore que bonne. Leur inspiration est prophétique. « Toute grande poésie est un enseignement, a dit Wordsworth ; je veux que l’on me considère comme un maître, ou rien. » Or nous ne sommes pas habitués, en France, à chercher nos maîtres dans les poètes; nous ne nous recueillons pas à ce point pour lire des vers ; nous voulons bien qu’on nous instruise, mais nous entendons aussi qu’on nous amuse. Combien de Français auraient le courage, pour déchiffrer un poème ou deux, de se munir de plusieurs dictionnaires de géographie et d’histoire, de quelques vocabulaires techniques et d’un cahier de notes? et c’est pourtant ce que font pieusement les Anglais, — parfois même dans des sociétés spéciales pourvues d’un président, d’un secrétaire et d’un bulletin, — quand ils veulent comprendre Robert Browning. Comme les cathédrales du moyen âge, qui ne livrent leur secret qu’à ceux qui ont longtemps peiné pour en entendre les symboles, beaucoup de poètes anglais ne s’ouvrent ainsi qu’aux initiés. Il y faut de la persévérance et de la dévotion. Par-dessus tout, il faut, avant d’éprouver la bonté de l’ouvrier, croire à la