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En prouvant à l’indifférent qu’il néglige même son intérêt humain. Tout le morceau que nous citons est la préface naturelle du pari qu’il lui propose, et il convient de l’en rapprocher... «... Et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable?.. Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses, etc. » On connaît cet admirable tableau de l’incertitude de l’homme sur sa condition : «... Tout ce que je connais est que je dois mourir; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter... Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude... Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher... » Hé bien! si tu ne veux pas chercher, parie au moins ! Parie avec discernement, car il faut que tu choisisses, ta négligence même parie pour toi à l’aveugle. Voilà ce que Pascal pourrait lui dire, et c’est ce qu’il lui lait entendre, en effet, au début du morceau où il lui propose la gageure, en lui remontrant qu’elle est forcée.

Ce n’est pas le chrétien, remarquons-le, qui adresse à l’incrédule les paroles que nous venons de rappeler, c’est l’homme dégagé de « toute dévotion spirituelle, » de tout « zèle pieux, » l’homme dans sa misère et son isolement natifs sur un astre perdu au milieu de l’espace infini. Aussi ces paroles formulent-elles tout ce que la raison la plus indépendante peut opposer de plus fort à l’indifférence religieuse, qu’il s’agisse du christianisme ou de la religion naturelle. Mais l’inquiétude salutaire qu’elles font naître dans l’âme de l’indifférent ne le détermine point au même pari selon que c’est le chrétien ou que c’est le penseur abandonné à ses propres ressources qui le lui propose, qui plutôt le lui montre inévitable en l’éclairant sur le meilleur parti à prendre.


III.

Pascal est visiblement fier de son procédé de conversion, et sa fierté ne va pas sans une pointe de vanité pieusement émoussée : « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire; et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse. » Mais quelle indulgence n’aurait-on pas pour l’orgueil de l’inventeur du calcul des probabilités! quelle admiration pour le sacrifice qu’il fait de son orgueil à la foi chrétienne, tout en la servant par sa découverte! Ceux qui le croient pyrrhonien ne sauraient pourtant, après