Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et consent à agir comme s’il savait pour bénéficier de sa soumission. Le premier n’est pas plus désintéressé que le second, mais du moins il accepte la tâche imposée à l’intelligence et dont le salaire, bien faible (car la vérité est avare), est à coup sûr bien mérité. L’un n’abdique rien de la dignité humaine, il ne le peut, car le sentiment qu’il en a témoigne du lien qu’il cherche avec le divin et compte comme facteur très important dans le calcul des probabilités de son pari ; l’autre en fait bon marché, du moins au moment où il parie ; Pascal ne peut, en effet, exiger de lui que le simulacre de la moralité en attendant que la pratique habituelle du bien, l’observation machinale des commandemens de Dieu et de l’Église, lui en ait donné le goût et l’esprit.

Personne assurément ne prête à Pascal l’étroitesse de cœur qu’il prête lui-même à son incrédule ; le pari qu’il lui propose est le pis-aller de ses ressources contre l’endurcissement. La charité chrétienne le retient seule de le mépriser, car il sait bien, par son expérience personnelle, qu’il y a mieux à faire, pour adopter le christianisme, que de s’en remettre à un coup de dé : « Il y a trois sortes de personnes, dit-il ; les unes qui servent Dieu, l’ayant trouvé ; les autres qui s’emploient à le chercher, ne l’ayant pas trouvé ; les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux ; les derniers sont tous et malheureux ; ceux du milieu sont malheureux et raisonnables. » — « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations. » Parier, c’est faire tout le contraire, c’est faire du doute même le fondement de sa conduite et se débarrasser, d’un seul coup, du souci de la recherche. Et il ajoute : « Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante ; c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre ; il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnages les moins éclairés. » Comment secouer cette négligence monstrueuse ?