Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
265
SACRIFIÉS.

corps. Le cheval était là, à sa portée, se débattant, cherchant à se relever, remuant toute la vase du fond sous ses piétinemens. L’eau en était si troublée qu’il eut de la peine à découvrir son père, accroché encore convulsivement d’une main à la crinière, presque noyé dans cette boue ; et lorsqu’il l’enleva dans ses bras, celui-ci poussa un soupir, ferma les yeux, laissa pendre sa tête et s’évanouit tout à fait.

Jean avait ainsi réussi à le mettre hors des atteintes de l’animal, mais il lui était impossible de le sortir seul de ce fatal fossé. Il renouvela ses appels, d’une voix d’autant plus angoissée qu’il sentait ses forces faiblir sous le poids du blessé. Ils avaient été entendus heureusement et on accourait.

Bouleversé par l’effrayante scène du matin, le comte de Vair était sorti pour marcher, pour prendre l’air. Dans la cour, il avait aperçu le cheval sellé qui depuis longtemps l’attendait. Aussitôt l’idée lui était venue de distraire sa colère par un violent exercice ; mais, à peine en selle, soit qu’il eût serré sa monture trop nerveusement dans les jambes, soit qu’il l’eût rassemblée trop brusquement, celle-ci, assez indocile et énervée par l’attente, se défendit. Alors, il l’attaqua sans ménagement et lui planta les éperons jusqu’au sang. À ce traitement imprévu, la bête s’affola, bondit pour se débarrasser de son cavalier et, n’y pouvant réussir, se lança à fond de train, mordant son mors, insensible à la bride, comme aveuglée par la fascination d’aller se briser quelque part.

D’une ferme voisine on avait apporté un matelas pour transporter le blessé. Jean lui lavait doucement le visage et, à mesure que le sang et la boue qui le maculaient disparaissaient, on le voyait, blêmi et contracté par une souffrance indicible.

Le lugubre convoi prit le chemin du château ; Jean suivait, accablé, et, dans sa poignante douleur, le sentiment qu’il pouvait être la cause involontaire de ce terrible malheur le mordait cruellement au cœur.

XVI.

Sur son grand lit Louis XIII, dans l’encadrement des noires colonnes qui supportent le haut baldaquin, le comte de Vair est toujours étendu sans mouvement. Son visage, rigide et exsangue comme si la mort l’eût déjà touché, a pris un ton de vieil ivoire et se détache d’une façon saisissante sur les tentures assombries de l’alcôve.

La chambre était lugubre comme la scène. À genoux au chevet de son mari, son chapelet entre les doigts, les yeux noyés de larmes, la comtesse priait ardemment. Rien n’était venu encore la