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et si superbe de sa politique, de ses alliances, en ayant soin, d’ailleurs, de ménager tout le monde, il ne prévoyait sûrement pas le petit mécompte qui l’attendait au lendemain de sa harangue. Le fait est que des négociations étaient engagées entre l’Italie et l’Angleterre au sujet de l’est africain, de cette fameuse « délimitation des sphères d’influences, » qui est devenue un des euphémismes de la diplomatie contemporaine, — et que les deux cabinets n’ont pas pu s’entendre. M. Crispi désirait étendre la domination de l’Italie jusqu’à Kassala, lord Salisbury ne s’est pas cru obligé de livrer aux ambitions italiennes un point qui a son importance sur le haut Nil, qui appartient à l’Egypte et qui relève d’ailleurs encore de la suzeraineté du sultan. S’il y a eu autre chose, on ne l’a pas dit ; on s’est séparé faute de s’entendre sur Kassala. Que la négociation puisse se rouvrir, comme l’a laissé entrevoir M. Crispi, qu’il y ait encore quelque moyen de pallier ce mécompte, c’est possible : il est douteux que l’Italie obtienne le droit de s’établir à Kassala, et ce n’est pas dans tous les cas un succès diplomatique fait pour relever le président du conseil devant les électeurs ; mais ce qu’il y a de plus grave, c’est la situation intérieure, et à bien dire, il n’y a dans cette situation qu’une seule question, c’est la crise économique et financière qui sévit au-delà des Alpes. Ici, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Il est certain que l’Italie souffre dans son industrie, dans son commerce, dans toutes ses affaires, que ses exportations, depuis le 1er janvier, ont baissé de plus de 70 millions. Chose plus sérieuse encore ! un homme pourtant ami du gouvernement, M. de Vincenzi, publiait récemment des statistiques, prouvant que depuis quelques années la production des céréales est tombée de 78 millions à 61 millions d’hectolitres, que la production de l’huile est également en décroissance, que la consommation diminue dans la même proportion, qu’il y a 1,700 communes où l’on ne connaît pas le pain de blé. Le malaise est réel. Que M. Crispi, dans les discours qu’il prononcera encore, s’étudie à pallier, à atténuer la crise, qu’il promette des économies, les faits sont toujours des faits. On les voit et on les sent au-delà des Alpes. On ajoute, de plus, que ces faits n’ont d’autres causes que l’excès des armemens, les dépenses exagérées, et que ces dépenses sont elles-mêmes la conséquence d’une politique dangereuse.

C’est là le point délicat et douloureux, c’est la question qui est portée devant les électeurs. M. Crispi eût-il au prochain scrutin la majorité qu’il espère, et qu’il aura sans doute, la situation ne resterait pas moins ce qu’elle est, et pour lui, comme pour tout autre chef de ministère, le problème serait de revenir à la politique des réalités, moins brillante peut-être, mais plus sûre, que la politique des chimères.

CH. DE MAZADE.