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accidens, dont il semble qu’il y en ait si peu qui dépendent de nous. « Quand je t’ai épousée, dit durement à sa femme le député Leveau, je ne savais pas ce que je valais. » Chacun de nous pourrait en dire autant, ou même davantage, et si telle combinaison d’événemens venait à se réaliser, il n’y en a pas un sur dix mille qui puisse dire comment il se comporterait. Comment donc accorder le théâtre et la vie ? C’est la question ou le problème que nos classiques avaient résolu jadis par la distinction des genres, en faisant ainsi du théâtre une transposition ou plutôt une interprétation de la vie. Les romantiques y ont répondu à leur tour, en mélangeant le tragique au comique, en essayant de « faire passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, » comme ils prétendaient que cela se passe en effet dans la vie. À leur tour, les naturalistes ont mis dans le décor ce qu’ils ne pouvaient pas mettre de réalité dans le langage ou dans l’action de leurs personnages. Et il semble qu’on tâche aujourd’hui de tourner la difficulté en important au théâtre les procédés habituels du roman… Nous saurons, dans quelque vingt-cinq ou trente ans, si l’on y aura réussi.


La Comédie-Française nous a donné l’autre soir, pour les débuts de M. Marais, le Misanthrope, précédé d’un acte de Regnard : Attendez-moi sous l’orme, dont on connaît la rare insignifiance, et suivi d’un acte de Dancourt : la Maison de campagne.

On ne saurait rien imaginer de plus mince, de plus pauvre, de plus « incohérent » que ce méchant vaudeville où dix-huit personnages, qui ressemblent à autant de fantoches, se démènent pendant trois quarts d’heure sans rien dire ni rien faire. Si l’on voulait remettre du Dancourt au répertoire, il semble qu’on eût pu choisir autre chose ; mais je me hâte d’ajouter qu’il le semble peut-être seulement, et qu’aussi bien la nécessité n’en était pas urgente. Dancourt est mort. Laissons-le donc reposer en paix, et, sous le prétexte de quelques traits de mœurs qui sont épars dans son œuvre, ne donnons pas à nos comédiens la peine d’apprendre sa prose, au public l’ennui de l’entendre, et à la critique le chagrin d’en parler.

Pour M. Marais, visiblement ému qu’il était, s’il n’a point paru « supérieur » dans le rôle d’Alceste, il ne l’a joué cependant ni sans intelligence, ni sans art, ni sans succès. Comme d’ailleurs ce n’est point dans le répertoire classique qu’il rendra le plus de services, il y aurait été moins heureux qu’il faudrait encore le louer de s’y être essayé. Mais, dans le répertoire moderne, nous pouvons être assurés, après cette première épreuve, qu’il ne tardera pas à prendre l’une des premières places ; — et, de cela, ce n’est pas lui que nous féliciterons, mais plutôt la Comédie-Française.