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pas moins réels ni moins graves ; en tant qu’elles répondent à d’autres besoins, plus universels, plus profonds, — et plus nobles peut-être, — que celui de connaître.

Ne le voyons-nous pas bien depuis quelques années? Les temps ne sont plus du matérialisme et du positivisme, ni même du rationalisme. On ne croit plus qu’il soit ni permis ni possible à l’homme de se retrancher l’examen, des seules questions qui l’intéressent, à vrai dire; et chacun se rend bien compte qu’il ne lui importe guère, suspendu comme il est entre deux infinis ou entre deux néans, qu’on découvre demain l’art de diriger les ballons, ou qu’on ait achevé l’année prochaine de percer l’isthme de Panama! De là cette renaissance de l’idéalisme. De là ce besoin de croire, qui se manifeste quelquefois d’une étrange manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins sincère. De là cet effort que l’on fait un peu dans tous les sens et dans toutes les directions : ceux-ci pour démontrer « la vertu morale du christianisme » et que les morceaux en sont bons ; ceux-là, dont on a tort de rire, pour acclimater parmi nous je ne sais quel bouddhisme; d’autres encore pour établir sur des bases nouvelles les vérités qui chancellent sur les fondemens qu’on leur donnait jadis; et tous ensemble, si l’on y veut bien regarder d’assez près, pour sauver de la religion ce qu’ils sentent bien qu’on ne pourrait en laisser périr sans laisser l’homme retourner à l’animalité. Le pessimisme en général et la philosophie de Schopenhauer en particulier nous en offrent les moyens. Croyons fermement avec lui que la vie est mauvaise; et ainsi nous l’améliorerons, puisque, en mettant son sens et son but hors d’elle-même, nous n’y aurons plus cet attachement qui fait une moitié de nos souffrances et de nos misères. Croyons que l’homme est mauvais; et, en conséquence, proposons-nous, pour principal objet de notre activité, de travailler à détruire en nous, si nous le pouvons, ou en tout cas d’y mortifier cette « volonté de vivre» dont les manifestations égoïstes font une autre moitié des maux qui rendent la vie si laborieuse à vivre. Et croyons que la mort, dont on nous a fait si longtemps un épouvantail, est vraiment, au contraire, une libératrice; ce qui nous permettra de la regarder fixement, de vaincre ce que la peur que nous en avons mêlé de lâcheté dans tous nos actes, et de la subir ou de la braver au besoin. Croyons-le, parce que tout cela est aisé à croire; croyons-le, parce que tout cela est bon à pratiquer; et croyons-le enfin parce que tout cela est maintenant court, simple, et facile à prouver.


F. BRUNETIERE.