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collier de la triste rosse grise, laquelle mettait en mouvement ce branlant appareil.

D’ordinaire, deux personnes y trouvaient place un peu serrées, à moitié abritées, et le conducteur, assis sur une simple planche, menait, les pieds sur les brancards, les jambes tout contre la croupe du cheval. Pour cette fois, n’ayant qu’un voyageur, l’homme avait pris sans façon place à côté de lui sous la capote.

Il était cinq heures du matin. L’horizon s’empourprait d’or sous la lente montée du soleil derrière les montagnes, l’ombre dans la vallée ne diminuait pas encore et bleuissait le lit pierreux de la Bléone, à l’Orient le sommet du Cousson résistait à l’envahissement de la lumière, et cependant les chênes verts, les arbres à fruits suspendus à ses pentes, les aubépines rosées, jusqu’aux simples trèfles des champs semblaient se redresser, épanouissant le bouquet de leurs feuilles comme pour mieux aspirer les chauds rayons qu’ils sentaient venir.

Poussée par la voiture, la grise s’était laissée aller à prendre son allure vive, moitié trot, moitié galop, la croupe toujours très sautillante à cause de deux éparvins secs qui la disgraciaient fort en ses mouvemens, et l’on passait sous Châteauredon, abandonnant à droite la route de Toulon, laquelle file vers le sud, au long de l’Asse et par Mézel, qu’on apercevait pas bien loin tout ramassé autour de son clocher.

« — Un vrai pays à fruits que ce Châteauredon, » fit le conducteur, désignant de son fouet une masse de pruniers de tout âge ; les vieux, noirs, tannés et craquelés, les bras noueux, comme cassés par de trop longs efforts ; les jeunes, tout lisses et argentés, leurs rameaux droits vers le ciel ; mais tous chargés de prunes mûrissantes. « Dommage tout de même, capitaine, qu’on ne puisse pas emporter quelques-uns de ces arbres à Colmars ! »

Le capitaine de Vair, après vingt heures de chemin de fer, avait sauté à Peyruis de son compartiment dans la diligence de Digne. Là, une soirée très prolongée avec ses camarades s’était ajoutée à la fatigue du voyage, et l’air frais du matin, autant que les secousses du berlingot, avaient quelque peine à compléter son réveil. Il avait encore la perspective d’une longue journée de route avant d’atteindre Colmars ; cela seul eût suffi à calmer tout entrain.

En garnison à Digne depuis un peu plus d’un an, son bataillon détachait deux compagnies que se distribuaient les vieilles fortifications des Basses-Alpes. La sienne était une de celles-ci. Son lieutenant, avec une section, était au fort Tournoux, lequel garde la route de l’Ubaye, en face du col de l’Argentière ; lui, avec l’autre, restait, seul officier, à Colmars, vieux village pourvu d’une en-