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n’est rien si elle ne domine pas tout et ne se montre pas tout entière. Passez en revue, les diverses questions du programme complet de philosophie pour le baccalauréat ès lettres, il n’y en a pas une dont l’étude ne soit particulièrement indispensable aux futurs hommes de science : « distinction des faits psychologiques et physiologiques » (qu’ils confondront plus tard), « méthode de la psychologie » (dont ils méconnaîtront la valeur au profit des méthodes mathématiques et physiques) ; « sensibilité, intelligence, volonté » (dont ils ignoreront les lois les plus élémentaires) ; « l’homme et l’animal » (qu’ils ne sauront pas distinguer) ; « dogmatisme » (où ils tomberont sûrement dans l’ordre des sciences) ; « scepticisme (qu’ils professeront à l’égard de la philosophie, et peut-être de la morale même) ; « conceptions sur la matière et la vie » (qui seront précisément les objets de leurs études) ; « matérialisme et spiritualisme, » entre lesquels ils seront bientôt en demeure de choisir. Si vous supprimez toutes ces questions, vous vouez les futurs hommes de science et les futurs médecins à un matérialisme presque certain ou à une religiosité aveugle. Y a-t-il des hommes plus remplis de préjugés que les hommes de science sans culture philosophique ? Préjugés contre la psychologie, préjugés contre la science de la morale, préjugés contre la science politique, préjugés contre la métaphysique, préjugés contre la philosophie tout entière. Habitués à l’affirmation en fait de connaissances positives, ils se montrent négatifs envers tout ce qui n’offre pas une certitude mathématique ou physique. Dès qu’ils mettent le pied sur le domaine des choses morales et sociales, ils éprouvent le vertige dont parle Platon : la tête leur tourne, leurs yeux sont éblouis et ils déraisonnent d’autant plus qu’ils sont plus habitués au raisonnement rectiligne des sciences positives : les nuances infinies du monde moral leur échappent ; il ne leur reste plus, comme dit encore Platon, qu’à « embrasser les arbres et les pierres qu’ils trouvent sur leur chemin. » On se plaint avec raison des lettrés sans philosophie ; bien plus dangereux encore sont les savans sans philosophie, car les lettres, du moins, ne sont pas étrangères à la vie morale et sociale, elles en sont même l’initiation, tandis que l’étude exclusive des sciences et de leurs applications finit par fausser et matérialiser l’esprit même. Jointe à la philosophie, au contraire, la science est la grandeur de la pensée, et si les lettres viennent y ajouter leur charme, c’est l’âme entière qui est fortifiée et embellie. En dehors de ces trois termes du problème, — sciences, lettres, philosophie, — il n’y a qu’une ébauche d’éducation, ou une instruction souvent plus dangereuse qu’utile. Nous refusons donc, en dépit des programmes officiels, présens ou