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nouvelles couches qui les toisent avec supériorité et laisser ainsi bafouer le prestige que leurs aïeux leur avaient transmis à travers des siècles. Parbleu ! moi aussi je suis un aristocrate, seulement à cette difdérence des autres que je suis trempé pour la lutte, c’est-à-dire décidé à vivre en pleine France vivante, tandis qu’eux, ils croient que l’héritage de leurs traditions et de leurs noms se lègue avec des parchemins, se porte les mains dans les poches et se conserve comme une momie dans ses bandelettes !

— Enfin, ce que tu leur reproches le plus, remarqua le capitaine Lacombe en souriant, c’est d’avoir abdiqué, c’est d’être rentrés dans le tas, de n’avoir pas continué à dominer les nouvelles couches par leur intelligence, comme autrefois ils en usaient par privilège. Eh ! mais, avec tout ton modernisme, tu as raison de te taxer d’aristocrate, car tu l’es terriblement, et je suis grandement honoré de t’avoir conduit jusqu’ici…

— Tu as donc fait vœu de ne pas dépasser l’obélisque ? interrogea de Vair un peu railleur.

— Pas tout à fait, mais ton hôtel est sur le boulevard et tu dois partir ce soir ; mes dragons sont au quai d’Orsay et je veux profiter de ce que je suis en tenue pour aller voir ce qu’ils font. À ton prochain voyage à Paris, n’attends pas pour me retrouver un autre mariage du grand monde, j’ai peu l’habitude de ces déplacemens-là, viens me demander à dîner, tu seras sur de faire plaisir à un vieil ami.

Les deux jeunes gens se serrèrent la main et le capitaine de Vair se hâta de regagner son hôtel. Arrivé au terme de sa permission, il lui fallait songer à ses préparatifs de départ. Une chose pourtant le préoccupait avant de quitter Paris, c’était d’annoncer à sa mère, tout en ménageant ses illusions, le résultat négatif de l’examen auquel il venait de se livrer. Quoiqu’il redoutât de lui porter un coup sensible par son refus de s’associer à ses vues, il jugeait préférable de s’exécuter tout de suite au lieu d’entretenir l’anxiété de la pauvre femme, en remettant sa réponse à sa rentrée dans sa garnison. Son parti pris, il lui fit part de sa résolution dans les lignes suivantes :

« Chère mère,

« Je suis venu, j’ai vu et je m’en retourne sans essayer de vaincre.

« Votre sollicitude maternelle avait espéré un autre résultat et, en m’arrachant du fond des Basses-Alpes pour passer ces quelques heures à Paris, sur le désir que vous m’en aviez exprimé, j’avais le ferme dessein d’en amener un plus conforme à vos vues.