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toutes ses années de collège, il n’avait point entendu prononcer un seul mot sur la morale, sauf en philosophie. Et nos universitaires de se récrier. Nous pouvons cependant, pour notre compte, en dire autant. Jamais nous n’avons entendu faire une réflexion morale, même sur une version du de Officiis. Envoyez votre enfant à l’école primaire, on lui fera un cours de morale ; envoyez-le au lycée, il n’entendra pas parler de morale avant d’être arrivé à la classe de philosophie, — s’il y arrive. Et il en sera ainsi tant que nos professeurs de grammaire où de littérature ne seront pas en même temps des moralistes, tant qu’ils n’auront pas eux-mêmes suivi préalablement un cours de morale appliquée à la pédagogie, tant qu’ils n’auront pas reçu une bonne culture philosophique, constatée par des examens sévères. Croit-on qu’un professeur de philosophie rougirait, lui, avec l’autorité que donne la science, de parler morale et instruction civique à des enfans français, de leur enseigner ce qu’ils doivent à leur famille et à leur patrie ? La pudeur à rebours dont nous parlions tout à l’heure n’est, au fond, chez nos maîtres de grammaire, de littérature et d’histoire, que la pudeur de l’ignorance. C’est sa seule excuse.

Aux chances douteuses de la moralisation spontanée par la littérature et l’histoire, nous demandons que l’on substitue une doctrine précise de la vie, un enseignement scientifique de la morale. Il est un préjugé répandu, c’est que la morale n’est point assez scientifique pour être enseignée. On étend à la morale tout entière les incertitudes qui peuvent rester sur le caractère absolu ou relatif de ses principes métaphysiques, comme si on étendait à la géométrie entière et à toutes les autres sciences les incertitudes qui portent sur la nature et le caractère objectif ou subjectif de l’espace, du temps, du mouvement, de la force. La vérité est que, dans la morale, il y a une partie positive et parfaitement scientifique, comme il y a une partie métaphysique. Cette dernière, qui n’est pas la moins importante, doit être réservée pour la classe de philosophie ; l’autre peut et doit être enseignée de bonne heure. La partie scientifique de la morale comprend, en premier lieu, ce que M. Guyau a appelé les règles de « la vie la plus intensive et la plus extensive, soit pour l’individu, soit pour la société. » Il existe des lois de conservation et de progrès individuel qui sont susceptibles de démonstration ; il existe des lois non moins certaines de conservation sociale et de progrès social. La vie en commun a ses conditions nécessaires qui peuvent être déterminées scientifiquement ; la subordination de l’individu au groupe dont il fait partie, à la communauté nationale, est une de ces conditions. Les écoles positiviste, utilitaire, évolutionniste peuvent ici fournir une ample moisson de faits et de lois, pour constituer la partie positive de la morale, la science