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fabuleux que, jadis, elle élevait au rang des astres, et qui, bienfaisans même au-delà du tombeau, servaient encore à guider les navires. De même, elle a versé de là-haut sa lumière sur ces lointains descendans, appesantis de sang barbare ; et cette lumière est si féconde, que, par sa seule vertu, elle a fait éclore une moisson d’espérances.


III.

Si j’ai tracé ce tableau, ce n’est pas pour le vain plaisir d’étaler des misères en partie oubliées ; encore moins pour diminuer le mérite des peuples qui ont conquis leur place au soleil. J’admire au contraire qu’ils aient pu, dans un si court espace de temps, convertir en citoyens des serfs naguère encore courbés sur la glèbe, ou de hardis partisans rebelles à toute espèce de frein. Mais, à quoi bon dissimuler les difficultés de cette glorieuse entreprise ? Pourquoi flatter un patriotisme, respectable à coup sûr, mais qui peut égarer ces peuples sur leurs propres ressources et sur l’importance de leur rôle ? S’ils étaient nés à l’écart, dans quelque canton reculé du globe, ou bien à l’époque où les communications étaient rares, ils auraient vidé entre eux leurs querelles, et parcouru lentement le cercle complet des métamorphoses où s’achèvent les êtres bien organisés. Mais ils ont grandi dans l’atmosphère surchauffée de l’Orient, sous les yeux des puissances attentives ou jalouses. Ils ont digéré à la hâte des alimens mal préparés. À peine dotés des organes les plus rudimentaires, on les a fait entrer de plain-pied dans les conseils de l’Europe. Grâce à leur position géographique, ils appellent sur eux l’attention de l’univers. Les voilà postés en sentinelles sur des remparts vermoulus qu’ils ont la charge de défendre contre des ambitions rivales. Il y a, certes, de quoi leur tourner la tête.

Quelle différence dans la destinée des autres nations civilisées ! Les plus jeunes en apparence sont bien vieilles par comparaison. Voyez la Belgique, dont l’acte de naissance est daté de 1830 ; l’Allemagne ou l’Italie, qui atteignent seulement leur grande majorité : avant de parvenir à la pleine conscience de leurs forces, ces peuples ont parcouru la plus longue et la plus éclatante carrière. Ils cultivaient les arts, les lettres, les sciences ; ils faisaient du commerce, de l’industrie, de l’administration, bien avant d’avoir trouvé la forme définitive des pouvoirs publics. Les communes de Flandre dressaient leurs beffrois, les riches corporations déployaient leurs étendards, les universités faisaient retentir les chaires, alors qu’on s’occupait à peine de savoir qui régnait à Bruxelles, à Vienne