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et pourvu que leur blé se vendît, peu leur importait le nom du consommateur. Au surplus, il ne faudrait pas se représenter les Bulgares comme de bons fermiers vivant sous la protection des lois : « Heureux, dit le proverbe, les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » Sagesse trompeuse, égoïsme à courte vue. Lorsque les hommes cessent d’avoir une destinée collective, incapables de s’aider les uns les autres, ils flottent à la merci des vents contraires. La différence d’un fleuve ou d’une montagne, un rayon de soleil, une tempête, une peste, une armée qui passe, décident de leur misère ou de leur prospérité. Les voyageurs qui ont traversé les environs de Widdin vers 1840 nous peignent des Bulgares maladifs et décharnés, vivant sous terre, comme les Valaques. De l’autre côté de la montagne, ils sont moins pauvres, mais sans défense devant tous les fléaux, minés par la fièvre près des marécages, décimés par la peste dans les endroits populeux. Un jour, nous sommes à Tirnovo et nous admirons, dans un site enchanteur, tous les signes de la prospérité. Un an plus tard, cette ville délicieuse n’est plus qu’un hôpital nauséabond. Que maintenant des voyageurs complaisans m’introduisent dans la cabane du paysan bulgare ; qu’ils louent la chasteté des femmes et la patience des hommes ; qu’ils décrivent minutieusement les broderies de leurs chemises et le rythme de leurs danses grossières, cela m’importe peu. Ce que je demande, ce ne sont pas des bergeries, ce sont des âmes de peuples. Longtemps encore après l’émancipation de ses frères, le peuple bulgare cherchera la sienne. Mais il la trouvera, malgré l’Europe et malgré ses divisions intestines.

Un œil exercé aurait pu dès lors discerner les traces d’un plan général dans la position des Bulgares, comme on reconnaît les assises d’un château féodal sous l’herbe qui les recouvre. Mais plus loin, en Macédoine, en Thessalie en Épire, les voyageurs n’apercevaient qu’un chaos de langues et de races vivant pêle-mêle sous l’autorité nonchalante ou tracassière des petits tyrans locaux. Ce n’est pas qu’on y fût nécessairement misérable : ces provinces, plus éloignées des frontières de l’empire, avaient moins pâti des maux de la guerre. La soldatesque, qui vivait à leurs dépens, s’y trouvait à l’aise, et ne les maltraitait pas trop. Elle buvait, mangeait, faisait ripaille, comme ces begs de Macédoine dont Pouqueville nous décrit les festins pantagruéliques. Il ne faut pas oublier qu’au début du siècle, la péninsule n’est qu’une citadelle en désarroi : sur tel point, on s’est battu, et le sol, piétiné par les chevaux, est encore couvert de sang ; à deux pas de là, des bosquets continuent de fleurir, et l’on mène assez joyeuse vie, en dépit du bruit du canon. Mais derrière ce campement, il n’y a que des tribus éparses qui se connaissent à peine entre elles, et qui souvent se combattent.