Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


II.

Cependant, les belles régions du Bas-Danube, du Balkan et du Pinde semblaient perdues pour la civilisation. La brume qui les enveloppe ne commence à se déchirer que dans les premières années du XVIIIe siècle, après l’expédition du prince Eugène, lorsque la retraite des armées ottomanes mettait à nu les défenses immédiates de l’empire. Il est intéressant de suivre, dans les récits des voyageurs, cette lente résurrection d’un vieux continent, qui commence avec les lettres de lady Montagne et qui n’est point encore terminée. Des lambeaux de territoire reparaissent peu à peu. Ici c’est un cap, là le profil d’une montagne, plus loin le cours ignoré d’un fleuve, qui sortent des ténèbres. Voici l’ancienne Illyrie, avec ses ravins ombreux et ses larges vallées. Voici les plaines fertiles de la Dacie, où de timides moissons se répandent après chaque traité de paix. Voici la Macédoine, toute jaune de maïs entre ses montagnes, tantôt arides et tantôt couvertes de grands hêtres. Voici les forêts du Pinde, d’où l’on descend d’étage en étage jusqu’à la blanche Janina et jusqu’à la mer. Comme autrefois, le berger valaque y garde ses troupeaux. Voici la Grèce, dont le nom seul arrachait des larmes à nos pères ; l’Arcadie, ce Tyrol méridional, tout parfumé de lavande et de laurier-rose, et la grasse Messénie, où les rivières coulent sous des platanes au pied des coteaux chargés de vigne, et vont se perdre dans la mer étincelante, à travers le velours doré des promontoires. Voici enfin l’Acropole, vers laquelle nos philhellènes tendent les bras, car ils sont, par l’esprit, plus proches parens de Démosthène et de Phidias que des Champenois, ducs d’Athènes.

Mais combien cette péninsule est changée, depuis le jour où les Hunyade et les Ladislas y livraient leurs derniers combats ! Au début de ce siècle les voyageurs qui pénètrent par la brèche à la suite des armées russes ou allemandes ne cachent pas leur consternation. L’esprit asiatique atout envahi ou tout laissé périr. Les anciennes églises s’effondrent sous les ronces ; ou bien, si elles se dressent encore dans l’enceinte fortifiée des couvens, si elles abritent parfois les dernières étincelles de la liberté, le culte s’est endormi dans un rite enfantin, et le clergé a compromis sa dignité en acceptant l’aumône dédaigneuse du vainqueur[1].

  1. Voici les principaux ouvrages auxquels nous avons emprunté les traits de cette esquisse : Pouqueville, Voyage en Grèce, à Constantinople et en Albanie, 1805-1807 ; Chaumette des Fossés, Voyage en Bosnie, 1807-1808 ; John Galt, Voyages and Travels, 1809-1811 ; Adam Neale, Travels through Turkey, 1818 ; Francis Hervé, A résidence in Greece and Turkey, 1837 ; Moltke, Briefe uber Zustand nnd Begeben heiten in der Türkei, 1835-1841 ; Grisebach, Reise durch Rumelien und nach Brussa, 1839 ; Blanqui, Voyage en Bulgarie, 1841, etc.