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fascine la ville grecque couchée sur son Bosphore, puis tombe sur elle comme une flèche et enfonce ses ongles dans la chair palpitante. Auprès de ce mouvement précis, élégant et rapide, les autres nations conquérantes semblent des tardigrades.

Ouvrez maintenant Villehardouin, et considérez ces chevaliers bardés de fer dont les derniers occupaient encore la Morée, lorsque les Turcs franchirent l’Hellespont. Ce sont de braves combattans, de sages législateurs. Dès qu’ils mettent pied à terre, ils construisent un castel et font un règlement. Mais comme leur conquête est hésitante ! Quelles délibérations interminables, que de vains scrupules ! Iront-ils ou n’iront-ils pas ? Byzance est bien séduisante, mais que de jours d’indulgence on gagnerait à Jérusalem ! Et puis que font leurs dames dans leurs manoirs délaissés ? Faut-il violer ses vœux, faut-il perdre Chimène ? Et vite, un parlement se tient en plein air, sous le chaud soleil d’Orient qui semble encore leur durcir la cervelle ; si bien que de palabre en palabre, ils arrivent à Constantinople réduits des deux tiers, et n’y seraient point arrivés du tout, sans les Vénitiens.

C’est que l’Europe alors n’avait point le loisir de faire de la grande politique. Elle enfantait laborieusement des États. Elle fixait des groupes. Elle cherchait à dompter l’humeur aventureuse des hommes, en les retenant à l’ombre des clochers et des beffrois. En un mot, elle fondait : ce qui est le moindre souci des Orientaux. L’apparition des Turcs jette un désordre effroyable dans ce jardin d’acclimatation morale ; ils renversent les clôtures encore frêles, chassent les gardiens épouvantés, détruisent en une heure le travail des siècles, et rappellent à la vie primitive les plus beaux et les plus fiers des êtres que l’Église avait lentement apprivoisés. Mais ils ne fondent rien. Volontairement isolés, ou même, suivant un mot célèbre, campés, ils seront les premières victimes de cette orgueilleuse solitude.

La première frayeur passée, l’Europe se remit au travail ; et ses hommes d’État, de moins en moins naïfs, ne virent, dans cet étrange voisin, qu’une pièce de plus sur l’échiquier : c’était une sorte de « cavalier, » dont les sauts brusques et imprévus déconcertaient l’adversaire. Ils ne voyaient point le dommage presque irréparable causé à leurs frères, les chrétiens d’Orient. Pour le mesurer, rappelons-nous la sourde fermentation des races entre l’Adriatique et la mer Egée, sur un sol difficile et tourmenté ; les débris du vieux monde. Grecs, Dalmates ou Valaques, pris à revers par des peuples nouveaux, et rejetés dans les montagnes ou vers la mer ; les relations entre la côte et l’intérieur de plus en plus pénibles ; des petites monarchies obscures, revêtues de titres pompeux et absorbées par d’obscures querelles : puis les influences