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le cimeterre jusqu’à Poitiers, jusqu’à Rome ; — L’empire grec seul tenant bon sur les plateaux de l’Anatolie ; — puis, après ce mouvement de retraite, les barons refaisant la lente conquête de la terre espagnole, tandis qu’à l’Orient le torrent tumultueux des croisades couvrait un instant la rive asiatique. On aurait pu prévoir, dès lors, le fort et le faible de la nouvelle Europe : on l’aurait vue se consolider à l’ouest et remplir ses limites naturelles jusqu’à Gibraltar, mais après deux ou trois siècles d’efforts, échouer dans la conquête de la Méditerranée pour avoir négligé Constantinople.

L’empire grec était alors le gardien des détroits, comme l’est aujourd’hui l’empire ottoman. Il fallait le soutenir ou le remplacer. Notre moyen âge ne sut faire ni l’un ni l’autre. Il n’avait pas l’esprit large, et je me demande parfois si nos querelles de clocher ne nous aveuglent pas nous-mêmes. On crut, au XIIIe siècle, pendant ce fantôme d’empire latin grossièrement échafaudé à Byzance, et l’on s’imagine encore aujourd’hui qu’il est possible de donner à l’Europe le Bosphore pour limite. C’est ainsi que les géographes tracent en rouge ou en bleu les frontières d’un continent et pensent avoir élevé des bornes infranchissables. Or, entre Sestos et Abydos, l’Europe et l’Asie se regardent de plus près que les deux bords de la Seine entre Ronfleur et Harfleur. Qu’on prenne pour frontière européenne le moderne Gibraltar, les antiques colonnes d’Hercule, passe encore. Mais allez donc asseoir deux civilisations rivales face à face, aux Dardanelles ! Les Grecs du Bas-Empire l’avaient bien compris : l’Anatolie fut leur soutien, leur réserve, le refuge où, jusque dans leur déclin, ils trouvèrent des forces pour faire sur Constantinople un retour offensif. Ils furent, parmi les chrétiens, les derniers politiques de l’Orient. Après eux, la république chrétienne, par indifférence ou par jalousie mesquine, laissa prendre à l’ennemi les clés de la maison.

Telle est l’origine de ce vice de construction qui fait chanceler à l’est l’édifice européen. Qu’on me montre, soit dans le domaine idéal, soit sur la terre du bon Dieu, les bornes de cette Asie dont nous ne sommes qu’un rameau plus vivace et qui nous a donné les semences des générations, nos mœurs, notre grammaire, nos nombres, nos croyances : et je consens à dire que la question d’Orient est close. Mais tant que les deux régions seront séparées par un petit fossé plein d’eau ou par des plaines sans obstacle, tant qu’un courant magnétique circulera de Paris à Jérusalem, de Constantinople à la Mecque et de Pétersbourg à Wladiwostok, je dis que la conception d’une Europe fermée aux Orientaux, les tenant à longueur de bras, les cantonnant dans l’Asie-Mineure au moment même où l’on se dispute les bonnes grâces des Cochinchinois, est une idée digne des barbares, nos pères. C’est ainsi que, barricadés