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dans une maison, auprès de la ville, appelée La Bourdaisière, qui était préparée pour moi. Toutes les dames s’y étaient rendues, et Monsieur se donna la peine de me les présenter lui-même. Surtout Louison, qui était brune, bien faite, de moyenne taille, fort agréable de visage et de beaucoup d’esprit pour une fille de cette qualité, qui n’avait pas été à la cour. Monsieur ne s’épargna point sur ses louanges, et me prépara à la bien traiter, et m’avertit qu’elle viendrait souvent me faire jouer, et qu’elle était d’âge à cela ; elle avait environ seize ans. Mme de Saint-George (la gouvernante de Mademoiselle), qui était informée de la passion de Monsieur, lui demanda si cette fille était sage, parce qu’autrement, quoiqu’elle eût l’honneur de ses bonnes grâces, elle serait bien aise qu’elle ne vînt pas chez moi. Monsieur lui en donna toute l’assurance, et lui dit qu’il ne le voudrait pas lui-même, sans cette condition-là. J’avais, dès ce temps-là, tant d’horreur pour le vice, que je dis à Mme de Saint-George : Maman (je l’appelais ainsi), si Louison n’est pas sage, quoique mon papa l’aime, je ne la veux point voir ; ou s’il veut que je la voie, je ne lui ferai pas bon accueil. Elle me répondit qu’elle l’était tout à fait, dont je fus fort aise. »

Louison n’avait que seize ans. Monsieur, qui ne formait aucune difficulté à ses relations avec sa fille, croyait sans doute à sa sagesse ; il était mal informé : L’Espinay en savait plus long que lui. Chargé de décider, à prix d’argent, les parens de Louison à confier au frère du roi le soin de terminer son éducation, il avait pris les devans. Ce fut la cause de sa disgrâce. Tallemant des Réaux mêle au récit de curieux détails :

« La jalousie se mit bientôt dans cette amourette, car L’Espinay, gentilhomme de Normandie, qui était alors comme le favori de Monsieur, fut disgracié et Louison aussi. Ce L’Espinay, à ce qu’on dit, avait servi si fidèlement son maître auprès de cette fille, qu’on a cru qu’il avait passé le premier.

« Il vécut avec si peu de discrétion, que le bruit en vint aux oreilles du roi. Il ne manqua pas d’en railler Monsieur, qui jusque-là ne s’était douté de rien, quoiqu’il fût honnêtement soupçonneux. La première fois qu’il vit la belle, il lui fit tout confesser. L’Espinay, sachant cela, fut si impudent, qu’au lieu de lui écrire qu’il s’étonnait qu’elle dît le contraire de ce qu’elle savait, il lui écrivit, par le comte de Brion, une lettre par laquelle il la priait de lui envoyer de ses cheveux. Louison ne la voulut pas recevoir, et avertit Monsieur. Il fit fouiller Brion et ne lui trouva point la lettre ; mais quand on fut chercher à son logis, on la trouva dans la paillasse de son lit.

« L’Espinay, chassé, s’en alla en Hollande, où il eut facilement