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sans risque. Cette couverture improvisée se plie et se déplie à volonté, selon le temps.

La famille Leete, avec la foule des dîneurs, monte l’escalier monumental d’un immense palais et atteint une galerie sur laquelle ouvrent des portes marquées de différens noms. Celle où est inscrit le nom du docteur donne accès dans une salle élégante qui lui appartient, en effet, et où il n’a qu’à envoyer ses ordres la veille. La cuisine est arrivée à un degré de raffinement exquis ; une musique agréable accompagne le repas, et les garçons, de jeunes hommes tout aussi bien élevés que les gens qu’ils servent, leurs égaux sous tous les rapports, s’acquittent de leur mandat avec un zèle discret. Personne ne semble embarrassé : ni familiarité d’une part, ni protection de l’autre; on dirait un soldat accomplissant sa consigne. Julian West est stupéfait ; il parle d’œuvres serviles, de mercenaires, prononce des mots que n’a jamais entendus miss Edith.

— Comment! s’écrie-t-elle, vous avez pu permettre aux gens de faire pour vous des choses que vous méprisiez? Vous avez accepté d’eux des services que vous-même n’auriez pas consenti à leur rendre? Est-ce possible?

L’idée que la peine de servir incombait jadis à de pauvres diables qui, en outre, avaient l’humiliation d’être regardés de haut, lui fait horreur. Son éducation l’a fortement pénétrée de ceci : c’est que profiter de la pauvreté des gens ressemble fort à les voler.

M. Leete, qui du reste a fait la même besogne quarante ans auparavant, lorsqu’il était jeune recrue, ne songerait pas plus à dédaigner un garçon de restaurant que celui-ci ne songe à dédaigner le médecin qui le sert d’une autre façon en le soignant. La nation les entretient tous les deux, seulement le docteur, choisi, cela va sans dire, par les malades, transmet ses honoraires à la masse, toujours par l’intermédiaire de la carte de crédit.

Ce palais des dîners, pour en finir avec lui, est aussi un lieu de réunions et de plaisirs. Il y a le plus curieux contraste entre la simplicité de la vie de chaque particulier et la magnificence de la vie en commun. Toutes les corporations ont des clubs splendides et des villas dans la montagne, au bord de la mer, etc., pour la saison des vacances. Il ne faut pas croire cependant que le home proprement dit, les intérieurs, relativement modestes, n’aient point participé au progrès. Toutes les maisons possèdent une chambre de musique, une grande pièce sans tentures, ni tapis, où se trouve le programme quotidien des concerts, distribués en vingt-quatre compartimens renfermant la liste de ce que les plus exigeans peuvent désirer en fait de musique vocale et instrumentale. Chacun