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Quant aux voyages, les cartes de crédit partout valent de l’or. À Paris, un Américain porte sa carte de crédit au bureau local du conseil et reçoit en échange une carte française, la somme étant portée sur le livre international au débit des États-Unis et au crédit de la France.

Ce qui émerveille Julian, c’est que la nation soit assez riche pour subvenir à tant de dépenses. Sans doute elle n’a plus d’armée de terre ni de mer à maintenir, elle ne compte plus dans ses rangs de paresseux d’aucune sorte, n’importe, il y a pour lui dans cette prodigieuse abondance quelque chose d’inexplicable. Le docteur Leete lui démontre alors les économies énormes qui résultent du système de la coopération et de celui de la distribution directe des marchandises ; le seul fait de laisser la conduite de l’industrie à des individus, irresponsables devant le pays, entraînait autrefois de grosses pertes qui ne sont plus à craindre ; il n’y a plus d’efforts stériles prodigués dans la concurrence, puisqu’on ne songe désormais qu’à s’entr’aider. C’en est fait des crises financières, des paniques, des banqueroutes, des longues interruptions pour le travail qui, de même que le capital, ignore désormais les périodes de ralentissement et de marasme. Les rivalités, l’ostentation, sont éteintes ; on pourrait individuellement dépenser davantage, si chaque citoyen ne préférait pas consacrer le surplus de ses produits à des fondations d’agrément ou d’utilité publique, auxquels tous participent : galeries des beaux-arts, moyens de locomotion, encouragemens donnés au théâtre, à la musique, etc.

En outre (nous passons maintenant au rêve de bienveillance universelle de Robert Owen), il n’y a plus de prison ; tous les cas d’hérédité sont traités dans des hôpitaux particuliers, car les progrès de la science ont depuis longtemps fait découvrir que les prétendus criminels n’étaient que des malheureux chez qui se reproduisait un trait ancestral. Il faut à ceux-là une répression ferme et continue, mais qui n’ait rien de commun avec la vengeance. Du reste, ils sont de moins en moins nombreux : la misère expliquait le vol, l’inégalité des conditions excusait l’envie ; l’instruction n’était pas généralement répandue ; il y avait beaucoup plus d’ignorance et de grossièreté. Les avocats sont devenus inutiles, le mensonge étant tenu dans un tel mépris au XXe siècle que le pire des hommes dédaignerait de s’en servir, même pour échapper à la justice ; il sait d’ailleurs que, s’il ment, sa peine sera doublée. Les tribunaux sont donc fort simplifiés ; il n’y a plus de jury ; un juge convie deux de ses collègues à examiner les deux côtés de la question, et quand tous les trois tombent d’accord pour le verdict, il est convenu qu’on approche de la vérité autant qu’il