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UNE INDUSTRIE PASTORALE.

trompe son robuste époux ; mais elle finit toujours par lui revenir, en le payant de sa fidélité, et elle lui inculque cette grande leçon des choses : pleurer sur sa maladie ne ramène pas la santé ; ne pas aimer à remuer son feu avec les mains du prochain, mais travailler, travailler encore, travailler toujours, marier le progrès avec les antiques coutumes, en s’avançant avec sagesse et fermeté dans la voie des améliorations ; instituer, là où elles sont possibles, les industries agricoles. Partout l’agriculture se métamorphose, devient de plus en plus intensive ; aux États-Unis, au Canada, dans l’Amérique du Sud, elle agit par grandes masses, comme une puissante usine, avec des terres de plusieurs centaines, de plusieurs milliers d’hectares, énormes domaines qui sont aux petites cultures ce que le Louvre, le Bon Marché, sont aux fabricans de détail. Grâce à notre régime successoral, la moyenne et la petite propriété dominent en France, où cette organisation fragmentaire est le plus ferme fondement de la sécurité, le bouclier de l’État contre les entrepreneurs de démolition antisociale. Et si elle ne peut s’adapter aisément aux nécessités de l’époque, du moins garde-t-elle des réserves précieuses dont le développement lui assure le bien-être : son bétail, la laiterie et ces nombreux modèles de sociétés rustiques qui confèrent à la petite propriété les avantages de la grande, procurent à ses produits des débouchés éloignés, mettent les plus humbles villages à la porte des centres de consommation.

I.

Parmi nos industries pastorales les plus importantes, figure la fabrication du fromage, et en particulier celle du gruyère, qui prospère surtout en Suisse, en Franche-Comté, dans l’Ain, la Savoie et la Haute-Savoie. Sans remonter au déluge, on me permettra de remarquer que, dans tous les temps, les peuples pasteurs ont fabriqué des fromages. Pline, Columelle, Varron assurent que les gourmets de Rome appréciaient les fromages de l’Helvétie, de la Séquanie ; les bergers des Géorgiques vendent les leurs à l’ingrate Mantoue ; et c’est avec un fromage des Alpes qu’Antonin le Pieux se donna l’indigestion qui lui coûta la vie ; peut-être même le fromage de Gruyère nous vient-il des Celtes ou anciens Gaulois rejetés par la persécution religieuse des Césars dans les hautes montagnes de la Suisse, d’où il aurait gagné de proche en proche. D’après les anciens chroniqueurs, au XIe, au XIIe siècle, les couvens d’Engelberg, de Muri avaient des droits sur le fromage doux (seracium). Alors, du reste, chacun produisait selon ses besoins et gardait ses provi-