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cette aube, et c’est avec un cri de joie qu’il s’abîme tout entier dans l’unité rayonnante :


Ténèbres, je ne vous crois pas,
Je crois à toi, jour, clarté, joie !


L’œil de Victor Hugo nous est apparu presque insensible à la couleur proprement dite, c’est-à-dire à l’impression statique qui résulte de l’adaptation de la rétine au flux continu et uniforme émanant des rayons absorbés dans les surfaces matérielles. Il faut pour mettre en branle le faisceau de ses nerfs optiques, ou le choc des rayons réfléchis produisant la sensation d’éclat, ou, à défaut de cette impulsion extérieure, l’effort interne que provoque tout contraste de clarté, en rendant nécessaire une accommodation spéciale de l’appareil visuel.

Cet œil est donc essentiellement énergique au point de devenir, en certains cas, automate; j’entends par là qu’il prend une part prépondérante à la perception, qu’il réagit contre la donnée sensible jusqu’à en altérer la puissance et la valeur. La sensation de pourpre dont il est obsédé ne représente pas une couleur déterminée : l’aveugle de Cheselden distinguait vaguement, avant l’opération, le « rouge, » en même temps que le blanc et le noir, parce que le rouge n’est qu’un effet réflexe de la lumière s’infiltrant à travers le sang de l’œil jusqu’au cerveau où elle va produire une impression de chaleur et de bourdonnement. Un autre aveugle, interrogé sur l’idée qu’il se faisait du rouge dont il parlait souvent, répondait qu’il le concevait comme « un grand bruit, un tumulte qui se serait fait dans sa tête. » En sorte que la prédominance de cette sensation trahit, dans l’appareil visuel de Victor Hugo, un état constant de tension, d’agitation qui se répercute, en quelque sorte, sur les objets extérieurs, en les teignant des reflets de sang dont sa prunelle est empourprée.

Cet œil, enfin, n’a rien du miroir immobile et passif que postule la théorie commune de la perception : je le comparerais plutôt à une de ces « plaques sensibles » qui développent, sous l’impression lumineuse, des puissances imprévues d’ombre et de clarté, creusant les perspectives, projetant les saillies, défigurant l’image à force d’en accuser les contours et les reliefs, — ou même, si j’osais braver le rire de Molière, à cette mythologique statue de Memnon où les rayons du soleil éveillaient mille échos cachés qui n’étaient que la réponse du Dieu à l’appel de la lumière.


LÉOPOLD MABILLEAU.