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vient de publier, il peut songer à quitter le cercle un peu étroit où il est resté enfermé depuis le retour d’Espagne, et à entreprendre de nouvelles courses pour étendre l’horizon de ses yeux et de son esprit.

Trois voyages en quatre mois, — Blois, Reims et la Suisse, c’est-à-dire les merveilles de la Renaissance, les splendeurs du sacre royal et les sublimités de la nature alpestre, — c’est beaucoup pour qui n’a presque pas franchi depuis douze ans l’enceinte de Paris. Victor Hugo est à l’âge où les impressions déposées dans le cerveau y germent et fructifient. Aussi est-ce une bonne fortune pour nous que de pouvoir saisir sur le fait, dans la relation qu’écrivit le poète lui-même du dernier et du plus important de ces voyages, l’apparition d’une faculté d’observation personnelle et d’expression immédiate que rien ne faisait prévoir dans les Ode déjà parues.

Le trait commun de toutes les sensations que l’auteur a pris soin d’y noter, à mesure qu’elles l’ont ému ou intéressé, est une incapacité presque complète à démêler les nuances de la couleur : le vert, qui revient dix fois sous sa plume, — ce qui s’explique par la nature des lieux traversés, bois, ravins et montagnes, — n’est jamais analysé, ni même interprété par une image, de manière à permettre au lecteur de « voir » à son tour ce qu’on prétend lui peindre : le lac et les glaciers, les mélèzes, les châtaigniers, les gazons et les sapins, tout cela est vert, simplement et uniment vert. Le bleu est donné comme « foncé» ou comme « azuré, » selon qu’il s’applique à l’eau ou au ciel, et le jaune n’apparaît qu’une fois, dans un sens forcé, à propos des flots d’un torrent « dorés comme une chevelure blonde. »

Mais, en revanche, que de traces laissées par l’impression de la lumière et de ses dégradations ! Dix-sept mots pour rendre la limpidité, l’éclat, l’étincellement ; — seize pour le blanc et ses variétés, la neige, la nacre, le brouillard, — dix-huit pour le noir et ses dérivés, le gris, le sombre, l’ébène : — voilà des témoignages irrécusables qui viennent confirmer ce que les tableaux du maître nous ont déjà appris. Dans les sites décrits, comme dans les paysages peints, la lumière triomphe, enveloppant, noyant, pénétrant tout le reste. Nous suspections l’apparente richesse des couleurs imaginaires répandues dans les Odes : le poète lui-même nous donne raison. L’illusion verbale une fois dissipée, sa vision se montre à nous avec son véritable caractère, qui est une extrême plasticité aux chocs et aux oppositions de lumière, jointe à une extrême indifférence aux impressions légères des couleurs équivalentes.

Une telle formule, pour vague et incomplète qu’elle soit, marque un point d’arrêt dans notre étude; elle nous fournit un terme de