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l’œil et le cerveau sont, chez elle, impressionnables aux excitations ambiantes de la couleur et de la lumière.

On comprend sans peine que cette impressionnabilité soit infiniment relative et variable d’un individu à l’autre : la perception de la couleur surtout se meut dans un cercle d’émotions nerveuses si voisines, si approximativement équivalentes qu’elle exige une délicatesse d’organes peu commune. Rarement elle est parfaite ; rarement même elle est sincère et positive ; le plus souvent, les termes dont nous nous servons pour désigner des nuances chromatiques correspondent à une habitude verbale, à une association convenue plutôt qu’à un discernement d’ordre optique. « Sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, disait Th. Gautier, il n’y en a pas trois qui voient la couleur du papier. » Comme ces différences sont évidemment révélatrices d’un certain état de l’appareil visuel, qui n’est pas sans relation avec l’état général du cerveau, ni, par conséquent, avec le mode de formation et d’évocation des images, l’étude de la sensibilité esthétique chez un artiste tel que Victor Hugo doit nécessairement comprendre l’analyse de ces données élémentaires, et ce n’est pas manquer de respect au génie que de chercher là une des raisons de son originalité.


II.

Une tradition littéraire, dégénérée en lieu-commun de conversation, veut que Victor Hugo soit le plus merveilleux « coloriste » des poètes modernes. D’après Th. Gautier, qui pensait s’y connaître, « l’auteur des Orientales et de la Légende eût été un grand peintre, s’il eût daigné l’être. » Naguère encore, à propos de l’exposition de ses dessins, la critique s’est prononcée unanimement dans le même sens, les artistes de profession menant le chœur. Il y a sans doute quelque témérité à remettre en discussion une opinion si bien assise ; nous oserons pourtant le faire, en prenant Hugo lui-même pour arbitre.

Le premier témoignage qui se présente à l’encontre de la tradition est tiré des dessins mêmes qu’on a l’imprudence d’invoquer : aucune de ces pages illustrées au jour le jour, pendant une période de plus de trente ans, n’offre la moindre trace de couleur proprement dite. L’absence totale d’un des principaux modes d’expression de la vie physique, chez l’artiste qui en fut le constant interprète, n’est vraisemblablement pas dénuée de signification; nous n’y insisterons pourtant pas, car la remarque atteindrait quiconque, maniant le fusain ou le burin, se prive volontairement des ressources propres de la peinture, c’est-à-dire des élémens de la gamme chromatique qui se développe dans les raies de l’arc-en-ciel.