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XI. — DE L’ENFIDA A KAIHOUAN. — LE LAC TRITON. — KAIROLAN.

En quittant Enfidaville pour se diriger vers le sud, l’on entre de nouveau dans un désert sans arbres, dans des plaines sans culture, et toujours en suivant des pistes sans direction fixe et sans limite marquée. Une chèvre chemine dans une terre ; peu après, une vache passe où la chèvre a passé ; puis un voyageur à cheval. Voilà désormais une route ouverte. Mais la chèvre, animal capricieux, a fait des crochets; ces crochets ont été religieusement suivis par la vache et le voyageur. Mille Arabes qui viendront après en feront de même.

A travers les nuages de poussière qui vous enveloppent et le miroitement d’une atmosphère enflammée, des mirages étranges se reproduisent sans cesse, pour toujours s’évanouir. Après le lac de plomb fondu sur lequel il vous semble voir passer des barques aux voiles latines, apparaissent de grands fleuves, puis des villes blanches avec leurs minarets pointus, des forêts, et jusqu’à des troupes de cavaliers aux formes fantastiques, glissant comme des ombres entre ciel et terre. Non loin des berges d’un puits de construction romaine et aux eaux abondantes, ce genre de mirage devient une réalité. Là, vous rencontrez en effet de nombreuses caravanes venant du sud; elles y abreuvent leurs chameaux chargés des dattes du Djérid, leurs petits ânes ployant sous le poids de lourds couffins remplis de produits presque sans valeur. Le chef de la caravane est presque toujours à cheval, portant le fusil en bandoulière, ce qui étonne assez si l’on vient d’Algérie. Les femmes, selon l’usage, suivent à pied, rieuses, parlant à haute voix, traînant à la main ou portant sur le dos leur jeune famille. L’arrêt que l’on fait au puits romain n’est pas sans charme, car la vue d’une eau fraîche va devenir désormais une vraie jouissance, et le spectacle de tout ce monde, gens et bêtes, s’abreuvant, produit en vous comme une impression de bien-être.

Barrah! crie toujours le cocher de sa voix rauque, et vous entrez dans ce désert affreux, cette morne solitude qui pendant de longues lieues précédera votre entrée dans Kairouan. La vue d’un arbuste solitaire vous jette dans le ravissement ; il n’est pas jusqu’à la rencontre d’un tombeau de marabout, blanche kouba à coupole immaculée, qui ne vous cause un vif plaisir. L’horizon se resserre et l’on arrive au défilé des Souatirs.

A droite et à gauche de l’étroite et sauvage piste que vous suivez, se déroule une bordure de roches rouges, calcinées par le soleil, émergeant du sol avec une régularité bien faite pour surprendre. Elles sont inclinées dans la direction de Kairouan comme