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plus grande étendue du parcours, — conduisent de Tunis à l’Enfida. L’une suit la vallée de Mornag, passe au pied de la montagne du Plomb, traverse la petite ville de Zaghouan, toute pleine d’ombre, se continue dans une forêt de thuyas pour déboucher dans les plates étendues dont l’Enfidaville est le centre. L’autre voie, celle que j’ai suivie, passe par Hamman-lyf où les Romains, ces païens, qui avaient pour leur corps un soin que les chrétiens, faits à l’image de Dieu, n’ont pas pour le leur, ont laissé des vestiges de thermes autrefois célèbres.

Au Bordj Cedria commence le domaine, où M. P. Potin a planté des vignes sur une étendue de 400 hectares. C’est merveille d’en voir les droites et vertes avenues sans que les yeux puissent en découvrir les limites. Pas une herbe folle, pas un caillou, mais pas un arbre aussi n’en change la monotone régularité. Quel aspect le lieu de ce magnifique vignoble offrait-il y a bien peu d’années ? Celui de la stérilité absolue, de plaines où des maigres troupeaux de chèvres et de moutons broutaient une herbe plus maigre qu’eux. Comme en Algérie actuellement, c’est vers la viticulture que s’est porté l’effort principal des colons, et cela s’est fait avec une superbe indifférence du rôle qu’un jour pourrait y jouer le phylloxéra ; ils l’ont fait sans s’inquiéter si, faute de moyens de transport, leur spéculation était bonne.

M. Gastine qui, en 1886, fut envoyé en Tunisie pour étudier, en qualité de délégué du ministre de l’agriculture, les moyens les plus propres à prévenir l’invasion du terrible insecte, constata que l’étendue du vignoble tunisien était déjà à son arrivée de 2,140 hectares[1] ; 1,300 entraient dans leur première année de plantation, 550 dans la deuxième ; 250 dans la troisième ; et 40 hectares seulement atteignaient l’âge de quatre ans. Il divisait le vignoble tunisien en six groupes principaux : 1o  le groupe de Mornag dans les terres argileuses, profondes et fertiles, mêlées de tufs calcaires, de grès quartzeux et ferrugineux et de sables qui constituent le bassin de l’Oued-Miliana ; il comprenait 450 hectares, répartis en huit ou neuf domaines, qui se faisaient remarquer par leur uniformité, la vigueur de pousse et une grande abondance de fructification dans des vignes de deux ans ; 2o  le groupe du Cap-Bon dans la plaine de Soliman, où 200 hectares, répartis entre six propriétés, étaient plantés dans des argiles plus ou moins consistantes, suivant l’abondance du mélange avec le sable et dans les sables pris sur le littoral ; 3o  le groupe des environs de Tunis réparti entre la Manouba, l’Ariana, la Soukra, la Marsa, etc.[2] ; 4o  le groupe de la Medjerda, comprenant

  1. En 1890, 5,200 hectares.
  2. Au sujet de ce troisième groupe, qui comprend les quelques vignobles que l’on cultive tout auprès de ce qui fut Carthage, ce passage du deuxième livre des Lois de Platon (loc. cit., p. 63) est intéressant à reproduire : « Je préférerais à ce qui se pratique en Crète et à Lacédémone la loi établie chez les Carthaginois, qui interdit le vin à tous ceux qui portent les armes et les oblige à ne boire que de l’eau pendant tout le temps de la guerre ; qui, dans l’enceinte des murs, enjoint la même chose aux esclaves de l’un et de l’autre sexe, aux magistrats pendant qu’ils sont en charge, aux pilotes et aux juges dans l’exercice de leurs fonctions, et à tous ceux qui doivent assister à une assemblée pour y délibérer sur quelque objet important ; faisant en outre la même défense à tous d’en boire pendant le jour, si ce n’est à raison de maladie, ou pour réparer leurs forces, et, pendant la nuit, lorsqu’ils ont dessein de faire des enfans. Sur ce pied-là, il faudrait très peu de vignobles à une cite, quelque grande qu’on la suppose, et, dans la distribution des terres pour la culture, la plus petite portion serait celle destinée aux vignes. »