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en disant : « Revenez demain matin à dix heures ; on vous rendra réponse, s’il plaît à Dieu. » La coalition voulait, par ce retard, donner au sieur Lévy le temps de partir immédiatement pour devancer les Français à l’Enfida et s’y installer avant eux. La prise de possession par les acquéreurs n’en eut pas moins lieu le 14 janvier, conformément aux coutumes tunisiennes, c’est-à-dire en présence d’un notaire qu’ils avaient emmené avec eux et du chancelier du consulat de France. Les mandataires du vendeur et ceux des acquéreurs mirent pied à terre à la limite du domaine, échangèrent solennellement les paroles sacramentelles et rappelèrent expressément la réserve de la bande de terrain qui avait été faite. Ils se rendirent ensuite à la maison d’habitation distante d’environ 25 kilomètres de la limite par laquelle ils étaient entrés, et y renouvelèrent la solennité de la mise en possession. On croyait tout terminé, lorsque, à Tunis, on apprit avec stupeur que le sieur Lévy faisait faire des labours à l’Enfida, et y avait amené des bestiaux. Les populations du domaine avaient été même excitées contre les Français par le cheik ul-Islam lui-même ! c’était forcer l’Angleterre à intervenir en faveur de l’un de ses protégés, et l’habileté de cette manœuvre n’eût pas été sans danger si, grâce à la fermeté du gouvernement français, à la sagesse de la Grande-Bretagne, aux protestations de l’opinion publique, le bon droit n’eût triomphé.

Je ne puis passer sous silence que ce bon droit, quelque parfait qu’il fût, s’appuya sur 40,000 hommes de troupes françaises et quelques coups de fusil tirés à propos. Ce sont des argumens dont il ne faut pas abuser, mais qu’il est bon de mettre avec promptitude en avant quand un adversaire agit vis-à-vis de vous contrairement à la justice et aux lois de l’honneur.

L’élan était donné. La colonisation française, assurée d’être protégée par nos soldats, s’étendit avec une rapidité surprenante. Elle se déploya dans les terrains voisins de la capitale, à Mornag, à la Marsa, à la Soukra, à Négrine ; de là, on la vit s’étendre de la montagne de Plomb, où se passe une des scènes les plus tragiques de Salammbô aux rives de la Medjerda. S’enhardissant, elle gagna les plaines du Fas, de Soliman, et s’arrondit autour du Zaghouan, ce pic bleuâtre qui domine tout le Sahel et dont les eaux cristallines alimentèrent Carthage et alimentent encore de nos jours la ville de Tunis. La presqu’île du Cap-Bon et le Djendouba reçurent aussi des colons. Il n’est guère de localités, dans le nord ‘africain, où l’activité européenne ne se soit déployée, mais combien de terrain sans culture ne reste-t-il pas où elle pourrait s’exercer ! De la Zeugitane et de la Byzacène, ces deux provinces romaines si fécondes jadis, et qui sont devenues la Tunisie moderne, les Arabes,