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les comédiens ? » Évidemment non, répond M. Rigal; et c’est peut-être beaucoup dire. Nous dirons donc seulement qu’il n’y a pas apparence. Pareillement encore, une fois bien établie, l’existence de ce système décoratif nous explique plus d’un texte jusqu’à présent mal compris. M. Rigal en cite un de Corneille, dans son Examen de Mélite. « Le sens commun qui était toute ma règle m’avait donné assez d’aversion pour cet horrible dérèglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre pour réduire le mien dans une seule ville. » Il faudra prendre désormais ce passage à la lettre, comme aussi bien quelques passages analogues des théoriciens, de d’Aubignac et de La Mesnardière. Enfin, peut-être, un jour, puisque ce système était celui du moyen âge, sa persistance pendant les premières années du XVIIe siècle permettra-t-elle de rattacher les origines de la tragédie classique aux mystères du moyen âge... Il faudra toutefois pour cela qu’on ait étudié la question de plus près, et, comme le demande M. Rigal lui-même, que, franchissant les frontières de notre littérature, on ait également éclairci la question de la mise en scène au temps de Lope de Vega et de Calderon en Espagne, ainsi que de Shakspeare en Angleterre.

Le livre de M. Rigal a d’ailleurs d’autres mérites encore, quand ce ne serait, comme on l’a vu, que de modifier assez profondément le jugement qu’on porte d’ordinaire sur Alexandre Hardy, et dont Nisard, dans son Histoire de la littérature française, peut passer pour l’interprète le plus autorisé. « Il y eut à la fin du XVIe siècle, dit Nisard, une espèce d’insurrection contre la tragédie savante, dont le chef et le héros fut Alexandre Hardy. Hardy n’inventa rien, il emprunta où il put. Il imita les imitations de Jodelle et de Garnier. Il mêla les chœurs, les nourrices, les messagers du théâtre antique, avec les Pantalons italiens et les Matamores espagnols. » Ce sont là presque autant d’erreurs que de mots. Un autre historien dit encore : « Une semaine lui suffisait pour inventer, écrire et livrer une tragédie. Il imitait ainsi les auteurs espagnols. Il faisait mieux : il les pillait ; les nouvelles de Cervantes et les pièces de Lope de Vega étaient sa mine d’or. » Qui ne croirait, en lisant ces lignes, que les Nouvelles de Cervantes se comptent par dizaines, comme celles de Boccace ou de Marguerite? Grâce à M. Rigal, nous saurons désormais ce qu’il nous faut penser de ces jugemens, ou plutôt de ces exécutions sommaires. A la vérité, quand M. Rigal nous parle des «préoccupations artistiques» de Hardy, je crains qu’à son tour il n’exagère. Je crains surtout qu’il ne confonde les temps. Lorsque Hardy s’avisa, en 1623 seulement, de soumettre son œuvre au jugement des lettrés, il y avait près de trente ans qu’il travaillait sans se soucier de leur opinion, et la preuve, c’est que, quelque idée qu’il se fît de lui-même, il ne trouva que quarante et une de ses cinq ou six cents pièces qui lui parussent