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c’était le cavalier accompli, le cortegiano, tel que l’a dépeint Castiglione. Au moyen âge, c’était le parfait chevalier, joignant au courage d’un preux la courtoisie, la prudhomie et l’attemprance. A Athènes, c’était l’adolescent bien né, qui orne ses vertus de grâce et de beauté et met beaucoup d’élégance dans ses vices. Si nous remontions jusqu’au temps d’Homère, nous verrions dans le jeune Télémaque un fils de roi qui, à l’instigation de la plus sage des déesses, aspire à posséder toutes les qualités d’un parfait gentilhomme, la connaissance du métier des armes, la science du monde, qu’on acquiert en voyageant, le don de la parole, nécessaire pour avoir de l’autorité dans les assemblées ; la politesse envers les étrangers, le respect de toutes les bienséances, la modestie et le discernement, qui font qu’on se tient à sa place, et assez de sentiment de soi-même pour ne la laisser prendre par personne.

Comme Pallas Athéné, Chesterfield estimait que le vrai gentleman ne peut être un oisif, un inutile, qu’il doit avoir l’ambition de gouverner un jour son pays, et de son temps déjà, un Anglais ne pouvait arriver à rien que par le parlement et les succès parlementaires. Comme Télémaque, son gentleman doit avoir la parole à son commandement et se former de bonne heure à l’éloquence. Comme Télémaque, il doit voyager pour s’instruire des mœurs et des pensées des peuples et s’initier à leurs affaires. Comme Télémaque encore, il doit être un scrupuleux observateur des bienséances. Mais Chesterfield apporte à ce code des raffinemens inconnus dans une petite île qui ne nourrissait que des chèvres. Il exige que son gentleman joigne à une solidité de mérite, qui ne s’acquiert que par des études aussi approfondies qu’universelles, les manières exquises de la plus exquise société, un charme, un art de plaire qui selon lui ne pouvait s’apprendre qu’à Paris.

Approfondissez tout et sacrifiez sans cesse aux grâces : voilà ses deux éternels préceptes, à quoi il ajoute que le secret de l’agréable comme du solide est une attention qui ne s’endort et ne se relâche jamais. « Ne faites jamais qu’une chose à la fois, et soyez tout entier à ce que vous faites. Quand vous lisez Puffendorf, ne pensez pas à Mme de Saint-Germain, et quand vous parlez à Mme de Saint-Germain, ne pensez jamais à Puffendorf. » Ce n’est pas tout. Il faut savoir tour à tour se tendre et se détendre, et le don suprême est le versatile ingenium, cette souplesse d’esprit et de cœur qui permet de s’accommoder aux temps, aux mœurs, aux circonstances, à l’humeur de chacun, d’être sérieux avec les plus sérieux, badin avec les gens gais et selon les cas frivole ou grave, sage ou libertin. « Quand vous serez en Suisse, écrivait-il à son fils, ayez l’air d’un Suisse, soyez Hollandais en Hollande, et après trois mois de séjour à Paris, faites dire à tout le monde : Ce petit Stanhope est des nôtres. » Le type du parfait gentleman selon le cœur de Chesterfield était Alcibiade, le caméléon, et après lui Bolingbroke,