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dans sa correspondance rien qui ressemble à un rayon de soleil, au chant d’un rossignol ; on peut la relire tout entière sans y découvrir un paysage, une scène des champs, à cela près qu’au mois d’avril 1759 il s’étonnait de l’abondance de fruits que lui promettaient ses vergers, à quoi il ajoutait : « Vertumne et Pomone m’ont été fort propices; quant à Priape, ce terrible dieu des jardins, comme je ne l’invoque plus, je ne puis espérer qu’il me défende des oiseaux et des voleurs. »

Indifférent aux dieux champêtres et brouillé avec Priape, guéri aussi des illusions qu’il s’était faites sur son fils, cet ermite se flattait d’être plus heureux dans les soins qu’il donnait à son filleul, à son futur héritier. Quand il ne relisait pas ses auteurs favoris, son plus cher délassement était de lui prodiguer ses avis, ses préceptes ; il goûtait un plaisir infini à façonner cette jeune âme, à pétrir cette terre glaise, et il s’efforçait de lui communiquer un peu de sa ressemblance. Quand l’enfant a bien pris ses leçons, il l’appelle son poulet, son cher petit gaillard, son petit bout d’homme, son petit coquin, son petit marquis de Marybone, ou son eruditissimus puerulus. Mais le second Philippe s’étant permis un jour de souhaiter qu’il n’y eût pas un seul livre au monde : « Ah! mon petit Goth, Visigoth, Ostrogoth, Hun, Hérule, il est bon que vous sachiez un peu qui étaient ces honnêtes gens dont vous avez adopté les sentimens. « Et là-dessus il lui raconte les exploits de ces affreux barbares qui, tuant, brûlant, saccageant tout, firent la guerre aux bibliothèques autant qu’aux hommes. « Après ce récit, voudriez-vous être encore Visigoth? Je me flatte que non. Il me serait impossible de dire mon cher Visigoth. » Quelques jours plus tard, Philippe, étant venu à résipiscence, reçoit un petit billet écrit en français et ainsi conçu : « Milord Chesterfield assure le petit marquis de Marybone de ses très humbles respects, et il aura l’honneur de venir le prendre ce matin à midi, en carrosse, pour lui montrer quelque chose, puis le mener dîner chez lui. »

Ce n’était pas un homme ordinaire que ce vieillard infirme et désabusé qui, au lieu de s’absorber dans ses maux et de s’enfoncer dans son noir, retrouvait toute sa verve, toute sa gaîté pour enseigner l’histoire et la géographie, la vie et le monde à un enfant. Mais dirons-nous avec le comte de Carnarvon que le beau volume dont nous lui sommes redevables nous révèle un lord Chesterfield que nous ne connaissions pas, un épicurien qui, en vieillissant, s’était amendé, dont les sentimens s’étaient ennoblis, dont l’âme s’était épurée, et qu’en un mot cette nouvelle publication le libère de tous les reproches que lui avaient attirés ses lettres à son fils? Non, en vérité, il n’y a eu qu’un Chesterfield. Qu’il écrivît dans son âge mûr à son fils naturel ou dans sa vieillesse à son filleul, défauts et qualités, c’était toujours le même homme.