Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/686

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE
COMTE DE CHESTERFIELD
ET
SES LETTRES A SON FILLEUL

Le comte de Chesterfield, bien qu’il se crût un grand politique, était un de ces hommes qui ne réussissent pas à satisfaire leurs ambitions et qui se rendent célèbres non par leur prééminence dans leur métier, mais par l’usage qu’ils ont su faire de leurs loisirs, par des lettres écrites au courant de la plume et qu’ils ne destinaient point au public. Né en 1694, sous le règne de Guillaume d’Orange, mort treize ans après l’avènement de George III, il parut plus d’une fois sur le point d’arriver et toujours il resta au second plan. Il avait donné à La Haye la preuve de ses talens diplomatiques, et quand il fut vice-roi d’Irlande, il déploya de rares qualités d’administrateur. Il remporta dans le parlement quelques brillans succès oratoires. On vantait son éloquence et plus encore les délices de sa conversation. Quoiqu’un de ses ennemis l’ait peint « comme un géant rabougri et très laid, aux traits rudes, aux dents noires, dont la grosse tête de Polyphème était aussi désagréable que peut l’être une tête qui n’est pas difforme, » il avait ce je ne sais quoi dont il a si bien parlé, et des grâces d’esprit, un don de séduction auquel personne ne résistait.

Mais en vain se vantait-il d’avoir approfondi plus que personne la connaissance de l’espèce humaine, de ses faiblesses, de ses inconséquences, de ses misères, et de ne s’être jamais trouvé dans une société quelconque sans observer jusqu’aux boucles des souliers que chacun