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Saurins, qui les commandait, ayant eu la faiblesse de confier son plan d’attaque à un Maure qui le trahissait, tomba aux mains des soldats de la régence avec cinq cents de ses compagnons en attaquant l’île de Tabarque. Avant de procéder au partage des prisonniers entre les janissaires, les aghas, les ulémas et autres dignitaires, le bey Ali-Pacha exigea que les Français comparussent devant lui enchaînés deux par deux. A la vue de M. de Saurins gravement blessé, le bey, saisi de fureur, cria qu’on ôtât ce chien de sa présence et que, conduit dans un cachot, on lui tranchât la tête. L’ordre allait être exécuté lorsque le fils du bey supplia son père de lui céder le prisonnier. Le bey y consentit, persuadé que l’officier français, criblé de blessures, ne tarderait pas à succomber[1].

Lorsqu’on visitera le Bardo, il sera bon de jeter un coup d’œil sur les fosses qui l’entourent. Ils ont été creusés par les cinq cents matelots et soldats français qui furent faits prisonniers à la malheureuse attaque du fort de l’île de Tabarque.

La paix, mais une paix tout à l’avantage du bey, n’en fut pas moins signée entre la France et la régence six mois après ce désastre. Elle dura de 1743 à 1768, un quart de siècle, ce qui ne pouvait manquer de paraître long au despote d’un état barbaresque. Celui qui la rompit alors était pourtant un prince prudent, mais ses conseillers avaient dans les veines le sang d’une race guerrière, des instincts de bandit et la haine traditionnelle de tout ce qui portait le nom de chrétien. Ali-Bey, très correct toutefois, permit aux marchands français établis à Tunis de se retirer sur les bâtimens de leur nation. Pour protéger leurs intérêts, ce prince donna l’ordre à des gardiens à sa solde de monter la garde devant les magasins de ces marchands jusqu’au rétablissement de la paix.

C’est la conquête que nous fîmes de la Corse en 1768, qui servit de prétexte à la rupture souhaitée par le bey. Des bâtimens de guerre tunisiens s’étaient emparés de bâtimens naviguant sous le pavillon de l’île; le gouvernement français, comme c’était son droit, en réclama la restitution, qui lui fut refusée, le bey prétextant que lui-même était depuis longtemps en guerre avec les Génois, autrefois maîtres de la Corse. Le 16 juin 1770, une escadre française, forte de seize navires de guerre, de deux corvettes et d’un autre grand navire fourni par la marine des chevaliers de Malte, vint mouiller à La Goulette. Elle était commandée par M. le comte de Brèves, chef d’escadre. Peu s’en fallut que, sans tirer un seul

  1. M. de Saurins revint miraculeusement à la vie et navigua de nouveau.