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abandonnait Didon sur son bûcher, jusqu’au jour où saint Vincent de Paul échappait à la chiourme qui retenait captif à Tunis le plus charitable des hommes. Ce n’était pas aux époques héroïques d’Annibal, de Scipion, de la femme d’Asdrubal se jetant avec ses enfans dans les flammes qui consumaient Carthage vaincue, que je songeais, mais au temps odieux des corsaires barbaresques, aux époques où ils écumaient les mers, saccageaient notre littoral, et enchaînaient sur les bancs de leurs galères les Européens qui, fidèles à leurs convictions religieuses, refusaient d’abjurer.

Comment ces pensées m’étaient-elles venues ? En voyant amarrée aux flancs du bateau à vapeur sur lequel je me trouvais, une barque dans laquelle une légère houle balançait des disciplinaires, presque des enfans, que des gendarmes, revolver au poing, avaient mission de remettre à l’autorité militaire. Au lieu de ces jeunes soldats, je m’imaginais voir des marins bretons ou provençaux, de pauvres pêcheurs enlevés à leur barque au temps où les corsaires de Tunis et d’Alger s’abattaient sur notre littéral ainsi que des oiseaux de proie. Quelle ne devait pas être la teneur de ces prisonniers lorsque, comme les prisonniers que j’avais sous les yeux, ils attendaient sous un soleil ardent, balancés par le flot dans une barque immonde et sous la surveillance de gardiens à figures autrement rébarbatives que celles de nos bons gendarmes, qu’ils fussent descendus à terre pour y subir la plus abjecte servitude, d’infâmes caprices, le plus souvent, pour être rivés jusqu’à la mort à un banc de trirème !

Ce n’est pas que l’Espagne, l’Angleterre et la France n’aient mille fois essayé d’écraser les corsaires et de couler bas leurs flottes dans les eaux de Tunis même. À un moment peu éloigné du jour où les puissances, réunies à Bruxelles, n’ont pas senti gronder en elles ces « haines vigoureuses » qui devaient les porter à trouver les moyens de combattre jusqu’à extinction la traite des noirs, c’est-à-dire un trafic aussi odieux que le fut jadis la captivité des chrétiens, il est nécessaire de leur rappeler ce qui a été déjà fait en Afrique pour détruire la barbarie musulmane. Il n’est pas inutile que l’on sache combien de fois la France, pour venger son pavillon outragé, son commerce ruiné, ses fils captifs, dut envoyer ses escadres et faire parler la poudre dans ces eaux de Tunis aujourd’hui si calmes. Le récit de tant de répressions, d’esclaves pris et rachetés, paraîtra monotone, mais on ne connaît pas assez le passé de cette terre d’Afrique, dont les nations européennes se partagent aujourd’hui d’immenses étendues avec des procédés rappelant ceux des bêtes fauves se disputant une proie. Que l’Angleterre et l’Allemagne sachent bien que la conquête du sol africain leur sera chose facile, mais que la lutte de la