Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/627

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

envie de faire à tel ou tel, sans oser les engager, parce qu’il s’est toujours défié de la justice et des juges, et que la crainte de perdre a calmé sa passion de gagner.

Frédéric-Guillaume a été, sur le trône, ce gentilhomme fermier. Il a gouverné son royaume comme un propriétaire son domaine. Au lieu d’arpens, ce sont des milles et des milles carrés qu’il a défrichés ou desséchés; au lieu de granges et d’écuries, il a bâti des villes. Roi, au lieu de particulier, les objets de son activité ont grandi, aussi ses qualités et ses défauts, ses passions bonnes et mauvaises, ses joies et ses douleurs. Mais c’est toujours lui qui est en scène et de toute sa personne, de son étrange personne. Son intelligence simple et claire, quand elle s’applique aux choses qu’elle connaît et sur lesquelles elle a autorité directe, est capable de voir tous les détails un à un, chacun pour lui, mais aussi à sa place dans l’ensemble. Elle est éprise du réel, du visible, du tangible; dédaigneuse de tout luxe, contemptrice de tout idéal; douée d’un merveilleux talent pour organiser et réglementer; toujours occupée à ordonner, pleinement satisfaite par la contemplation d’un régiment modèle, où tout a sa place, bataillons, compagnies, sections, hommes, et, sur chaque homme, chaque pièce de l’uniforme et de l’armement ; où le geste de l’individu n’est qu’une fraction d’un mouvement d’ensemble ; où tous les regards se fixent au nombre de pas voulu. Comme ce régiment, le roi commande l’agriculture, l’industrie, la religion. Mais il est troublé par la moindre résistance au classement et à la mise en rang. Il ne sait pas trouver le mode juste de relations avec les puissances qui ne dépendent pas de lui. Au moindre accroc, il perd patience, il se lamente, il crie, il souffre. Alors, il se divertit par le grotesque, par la caricature et par un certain goût du drôle élevé jusqu’au fantastique, ou bien il se soulage par la colère et par l’orgie. Il est, à quelques momens près, sincère, honnête, franc, n’ayant ni la force nécessaire pour dissimuler, ni le temps d’arranger des mensonges. Son mépris du convenu, son dégoût pour l’apparence vaine sont des vertus de prince. Il va tout droit au fait, au réel. Son application, son activité ont une telle intensité qu’elles ont pénétré à fond cette masse d’hommes et cette étendue de territoires sur lesquelles elles se sont exercées. Il en a fait un être qu’il a marqué de son empreinte, car la Prusse des bureaux et des casernes, dévote au dieu des armées, obstinée au travail, fière d’elle-même jusqu’à l’orgueil, disciplinée jusqu’à la servitude, est bien celle que Frédéric-Guillaume a enfantée dans l’effort et la douleur.


ERNEST LAVISSE.