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dressés des corbeilles remplies de gros tabac et des vases de cuivre où brûlait la tourbe. Tout le monde devait boire, fumer, ou faire semblant de fumer. Ceux à qui le tabac tournait le cœur tenaient à la main une pipe vide où ils soufflaient. Après une heure ou deux, on apportait, sur la table, du pain, du beurre et du fromage; sur des bancs, à côté, il y avait du jambon et du veau froid. Quand le roi avait un hôte de distinction, il régalait la compagnie d’une salade et d’un poisson. Il découpait le poisson et faisait la salade. Ces soirs-là, on buvait du vin de Hongrie, et la conversation se prolongeait avant dans la nuit. Le roi fumait sans arrêt. Dans une séance de collège de tabac, où il avait convié sa majesté le roi Stanislas Lesczinski, les deux majestés fumèrent plus de trente pipes.

A table, comme au collège, la compagnie menait grand bruit. Elle était bizarrement composée : des généraux, des ministres, des officiers, des envoyés étrangers s’y rencontraient avec des bouffons et fous de cour. Quand on était à Wüsterhausen, le maître d’école venait quelquefois fumer la pipe, le soir ; le roi l’avait pris en grande estime, parce qu’il n’avait jamais pu décider les enfans du village à crier avec lui : « Notre maître est un âne ! » Toute conversation, dans cet étrange milieu, allait à la débandade. Même lorsqu’il y avait un « discours, » c’est-à-dire un rapport ou bien une lecture de journaux, le roi, un des hommes qui ont usé le plus du point d’interrogation, interrompait par des questions, et la discussion dégénérait souvent en tumulte. A l’automne de 1727, il a fait venir auprès de lui un jeune pasteur piétiste, Francke. A table, il n’est question que des choses les plus édifiantes, la grâce, le péché, l’enfer, le purgatoire, les revenans. Le ministre de l’évangile n’a pas le temps de manger, harcelé comme il est par les questions du roi. Il s’exprime avec onction, car il a « soupiré vers Dieu » en le priant de conduire sa langue. Mais Gundling est parmi les convives ; il est arrivé ivre. Il fait des « gestes étonnans, se lève de table, va tomber parmi les pages, revient, hurle, s’en va encore. » Le pasteur prie le Seigneur d’être miséricordieux et d’empêcher de pareils scandales! Cependant la présence de la reine et des princesses au dîner imposait une certaine retenue. A la tabagie, on était entre hommes. Les grosses farces et les brutalités allaient leur train, au travers des propos mêlés, paroles d’écriture et jurons de corps de garde. Le roi laissait libre carrière à son humeur, soutenait ses droits sur-les duchés de Berg et de Juliers contait ses déboires et ses espérances, pestait contre les quadrilleurs ; ou bien il discutait manœuvres et tactique. Puis revenaient les histoires de chasse ou de guerre, les souvenirs des campagnes des Pays-Bas et de Poméranie. Cela venait et cela revenait, car le roi rabâchait obstinément.