Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son père, il avait gardé un artiste, qu’il avait nommé maître de la « Chapelle-des-Hauts-Bois » de son régiment de grenadiers. Il se faisait jouer de temps en temps, le soir, des chœurs et les aries de deux opéras de Hændel, qui était son auteur favori. Parfois il s’endormait ou il en avait l’air, et le maître faisait sauter quelques aries. Le roi s’en apercevait toujours : « Manque telle arie! » s’écriait-il, et il chantait les premières notes. Il fallait recommencer. Il entendit ainsi des centaines et des centaines de fois les mêmes airs. Il ne voulait pas être distrait de l’audition : dans la longue salle où les musiciens apportaient leurs pupitres et leurs chandelles, il les faisait placer à l’une des extrémités et se tenait à l’autre, tout seul, dans l’obscurité. Il aimait donc sincèrement cette musique héroïque et savante, mais, comme il ne pouvait s’empêcher de mêler l’ironie au sérieux et de toujours tout pousser au gros comique, il fut ravi le jour où le maître de chapelle lui fit la surprise d’un sextuor de cochons qu’il avait composé à propos d’une histoire racontée à la tabagie. Le roi se fit répéter le morceau vingt fois, riant aux larmes et se tenant le ventre.

Il était peintre comme il était musicien, à ses momens perdus. Quand il était retenu chez lui par un trop mauvais temps ou par la goutte, comme il ne pouvait « rester à rien faire, » il peignait. Des tableaux de lui, exécutés pendant des accès de goutte, portent la signature : In tormentis pinxit F. W. Il pratiquait de préférence la caricature. Il aimait les bêtes drôles, les ours et les singes. On raconte qu’au principal poste de Potsdam était attaché un vieil ours qui comprenait les commandemens militaires. Au cri : Heraus! il sortait, se mettait sur les pattes de derrière et s’alignait avec les camarades. Il reconnaissait, paraît-il, la voix du roi, qui en était tout fier. Le roi avait chez lui, entre autres bêtes, des oursons et des singes, qu’il employait aux mauvaises farces du collège de tabac. Les animaux étaient les inspirateurs principaux de son pinceau. Il les affublait en hommes et leur faisait jouer la comédie humaine, comme les artistes et les écrivains du moyen âge.

Il se défiait, par scrupule de conscience, des comédies ; aussi n’eut-il point, comme son père, une comédie française, ni un opéra italien. Mais un jour, à Charlottenbourg, il admira fort un certain Eckenberg, qui portait à bras tendu un canon sur lequel était assis un tambour. Tout de suite, il lui accorda un privilège. « Attendu que le sieur Eckenberg, célèbre par sa force extraordinaire, a donné au château de Charlottenbourg maintes preuves remarquables de la force dont Dieu l’a gratifié en présence et pour le plus grand plaisir de sa majesté ; attendu que ledit sieur a prié, en toute humilité,