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d’obtenir chaque année était compromis, perdu peut-être, voire même remplacé par un minus. Mais, de même qu’il savait risquer un capital, quand il avait l’espérance d’en tirer un bel intérêt, Frédéric-Guillaume aurait aventuré ses soldats, s’il avait vu jour à gagner une province. Or il savait que personne n’était sincèrement disposé à lui venir en aide, et qu’il pourrait bien, à l’heure décisive, se trouver seul contre tous. L’héritage de Juliers et de Berg était l’objet principal de son ambition; mais la France ne se souciait pas de voir la Prusse à Dusseldorf ; la Hollande redoutait encore davantage ce voisin si puissamment armé ; le roi d’Angleterre, électeur de Hanovre, et qui prétendait aux grands rôles en Allemagne, n’y voulait point accroître la puissance de la Prusse ; l’empereur surveillait depuis longtemps avec inquiétude le progrès des Hohenzollern, et il avait des motifs particuliers de ne point mécontenter les compétiteurs du roi à la succession des duchés. Frédéric-Guillaume avait donc affaire à très forte partie. Quand il pensait aux périls qu’il pouvait courir, il était comme pris de vertige. La Prusse n’était pas solide encore, il le savait bien. Il la sentait vivre et s’agiter en lui. Il la nourrissait, il la fortifiait, il l’animait de son esprit. Son activité prodigieuse secouait l’inertie de ses sujets disparates. Ses bureaux et son armée organisaient un état et fabriquaient une patrie, mais l’œuvre n’était pas achevée. Frédéric-Guillaume a été le premier vrai Prussien de Prusse ; ils sont des millions aujourd’hui, ces Prussiens; il était peut-être bien le seul en son temps. Et si, un siècle plus tard, il a paru possible, comme a dit Henri Heine, que Napoléon sifflât, et que la Prusse n’existât plus, il aurait suffi que Frédéric-Guillaume se trompât, pour que la Prusse ne naquît point.

Il n’osait donc pas agir seul, et, en même temps, il avait trop de fierté pour entrer, comme un simple appoint, dans une combinaison. Les façons des grandes puissances l’irritaient. La France, l’Angleterre, l’Autriche, la Hollande, le prenaient de haut avec lui, habituées qu’elles étaient à mener le monde. Il les appelait les « quadrilleurs » et tout en les redoutant, se moquait d’elles. S’il traitait avec elles, il voulait que ce fût d’égal à égal. Il s’en explique très franchement, au moment des négociations de la ligue de Hanovre. Je ne veux pas « entrer en guerre, dit-il, pour le bien de messieurs les Hollandais, pour qu’ils puissent vendre le thé, café, fromage et porcelaine plus cher. Je veux savoir le pot aux roses. » Le pot aux roses, c’est que l’on fera la guerre à l’empereur, et qu’on lui enlèvera des provinces ; mais à qui tomberont-elles par partage, les provinces prises à l’empereur?... « Si je fais des conquêtes, me maintiendra-t-on, ou faudra-t-il que je rende tout? Et si je rends tout, qui me paiera mes dépenses de la guerre? »