Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seulement encore un an, et que l’empereur voulût me donner une province, le diable m’emporte si je l’accepterais[1]. »

Le roi rendait aux diplomates les sentimens que ceux-ci professaient à son égard. Il n’aimait pas à les voir, et les renvoyait le plus souvent à ses ministres, qui les recevaient en conférence, quatre autour d’une table, un d’eux tenant la plume. On eût dit « un tribunal d’inquisition, où un secrétaire réduisait ad protocolum sur-le-champ les moindres paroles. » Rapport était adressé au roi avec des avis dont il tenait le compte qui lui plaisait. Il se défiait de ses ministres, et il avait raison. Presque tous le trahissaient, les uns étant vendus à la France et à l’Angleterre, les autres à l’Autriche. Il ne savait jusqu’à quel point il était trahi par eux; mais de leur trahison, qui est allée jusqu’à l’invraisemblable, il ne doutait pas. Un des traits les plus extraordinaires de ce prince, c’est que l’infidélité de ses agens, en matière de politique étrangère, lui était absolument indifférente. Il écrit sur le rapport d’un ministre : « Vous aimez trop les guinées ; » sur le rapport d’un autre ministre : « Vous aimez trop les louis, » mais il ne renvoie ni l’un ni l’autre. Il lui plaît même que messieurs les Mazarins, comme il disait, reçoivent des souverains étrangers ce que La Chétardie appelle « des marques de sensibilité et des preuves essentielles de reconnaissance[2]. » « Je sais, disait-il, que beaucoup de gens sont gagnés par la France, et je les connais tous. A la bonne heure. Si la France veut être assez sotte pour leur donner des pensions, ils n’ont qu’à les prendre. L’argent restera dans le pays et eux et leurs enfans le dépenseront.., mais ils se trompent, s’ils croient me mener par le nez. » On dirait qu’il ne voit dans ces trahisons qu’un moyen d’importer du numéraire. Au reste, il voulait qu’il y eût toujours deux partis dans son conseil, et il reçut un jour fort mal les impérialistes, qui lui demandèrent de congédier un collègue anglo-français. Il écoutait l’un et l’autre parti, et se réservait la décision, qui était toujours, en somme, de ne rien risquer et de ne pas agir.

Quelles sont enfin les raisons de cette inaction, de cette inertie? Il semble qu’il y en ait eu plusieurs. Certainement, il devait en coûter au roi de Prusse d’exposer de si beaux soldats, si grands, si bien habillés, si bien équipés et qui faisaient à la perfection l’exercice à la prussienne. Nous savons d’ailleurs que le moindre déplacement de troupes troublait la comptabilité de ses receveurs et l’exacte proportion des recettes et des dépenses. Le plus qu’il s’agissait

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 28 juin; 1727, 26 août; 1734, 4 janvier.
  2. Id., 1734, 27 avril.