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d’autres états, c’est une personne, qui a affaire à d’autres personnes. Un de ses ministres a bien défini sa manière : « Pour avoir une juste idée de ses sentimens à l’égard de l’Angleterre, regardez-le comme un particulier qui veut se venger, au risque d’être perdu[1].» Frédéric-Guillaume connaissait bien sa propre infirmité. Il l’a un jour avouée à son fils : « Suis l’exemple de ton père, a-t-il dit au prince royal, pour les finances et pour les troupes, lais plus encore, quand tu seras le maître, garde-toi de m’imiter pour ce qui s’appelle affaire de ministère, car je n’y ai jamais rien entendu[2]. » Aussi n’aimait-il pas à négocier lui-même. Il ne pouvait s’empêcher de dire ce qu’il pensait. Il était si incapable de politesse diplomatique qu’il reprochait aux ministres de France et d’Autriche à sa cour de ne pas se disputer « comme des crocheteurs. » Un jour, dans une audience donnée à un envoyé extraordinaire d’Angleterre, il jeta par terre un papier que ce personnage lui tendait, et tourna le dos. Il voulut réparer cette inconvenance, mais l’envoyé prit la poste incontinent. Un autre jour, il reçoit le ministre de Hollande, dont les propos ne lui plaisent pas. Il sort comme s’il avait un besoin pressant. L’autre attend respectueusement, mais au bout d’une demi-heure, il descend dans la cour, où il apprend que sa majesté est partie à cheval.

Sa conversation déconcertait les diplomates. Il promenait son interlocuteur « de Moscovie à Gibraltar, de Gibraltar aux Pays-Bas, le ramenait ensuite à Port-Mahon, pour passer de là tout à coup à Constantinople et revenir à Vienne. » Il n’avait de fixité que dans une idée. Il interrompait les dissertations par ces mots qu’il a répétés cent fois : « Bon pour quelques pelletées de sable, » voulant dire qu’il « aimerait à acquérir de nouvelles terres pour agrandir ses états. Mais, pour y parvenir, il ne fera jamais rien de ce qui est nécessaire, et, pour le satisfaire à cet égard, il faudrait courir tous les risques, et qu’il n’eût qu’à en tirer tout le profit. » Aussi les ministres accrédités auprès de sa personne se tiennent-ils pour les plus malheureux des diplomates. Berlin est leur purgatoire, leur enfer. Le Français Rottenbourg aimerait mieux se faire « chartreux » que de demeurer plus longtemps à cette cour. L’Autrichien Seckendorff, lui-même, le favori, l’indispensable compagnon de table et de tabagie, n’en peut plus. Quelqu’un le rencontre dans une rue de Berlin, et surpris de le voir là, pendant que le roi est à Potsdam, lui demande ce qu’il fait : «Hélas! répond-il, je suis comme les valets de l’Évangile. Je reste quand on me dit de rester; je pars quand on me dit de partir... Si je savais faire ce métier-ci

  1. Archives du ministère des affaires étrangères, Prusse, 1726, 22 août.
  2. Id., 1733, 21 décembre.