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compte d’un maître. Sous l’œil de ce maître, qu’il savait redoutable, il travailla toute sa vie. Frédéric-Guillaume, c’est un ouvrier qui a vu clair dans sa besogne.

La Prusse alors n’était pas une nation. C’était un composé de territoires, séparés les uns des autres, semés du Rhin à la Vistule, de la Baltique aux monts de Bohême, n’ayant ni les mêmes souvenirs, ni les mêmes mœurs, réunis sous un maître par l’effet de quelques mariages et le hasard de quelques morts. Depuis un siècle que cette réunion s’était accomplie, ces pays, il est vrai, s’étaient habitués au commun maître. Les prédécesseurs de Frédéric-Guillaume avaient détruit les libertés provinciales, dans les pays du Rhin, en Brandebourg, et en Prusse. Il lui restait peu de chose à faire pour établir sa souveraineté (le mot est de lui) comme un rocher de bronze (wie einen Rocher von Bronce), mais il régnait sur une matière inerte. Ses sujets n’avaient point de zèle pour une chose publique dont ils n’avaient pas même l’idée qui résidait dans le roi seul. Le devenir de la Prusse était dans l’esprit et dans la volonté du souverain.

Frédéric-Guillaume a fait sentir partout cet esprit et cette volonté. Il est toujours en action, en scène, au premier plan. Ce n’est pas une institution qui agit, c’est une personne en chair et en os, faite d’une certaine façon, dont on entend la voix, dont on sent la main, armée du glaive de justice dans les grandes occasions, et, dans les petites, d’un bâton. Cette personne (si personnelle) ne vit pas dans l’abstrait. Pour elle, le ministère, l’administration, l’armée, sont des individus déterminés, des ministres, des conseillers, des officiers, qui s’appellent tel ou tel, et doivent faire telle ou telle chose. Le domaine royal, ce sont des domaines, de telle qualité ou de tel défaut, situés en tel endroit, dont le fermier, Jacques ou Pierre, paie ses termes ou ne les paie pas. Sans interposition d’idées générales, d’habitudes acquises, de rouages qui tournent pour le plaisir de tourner, de moyens qui se prennent pour des fins, sans obstacle de décorum, de majesté, de gants de velours ou de soie, qui empêchent la main de toucher la pâte, Frédéric-Guillaume s’attaque au réel et manipule le concret.

Son père lui a laissé une armée de trente et quelque mille hommes. C’était un chiffre convenable, élevé même, pour un royaume qui n’avait pas deux millions de sujets. Lui, il veut avoir au moins 80,000 soldats. Son père, son grand-père, avaient reçu des subsides de l’étranger; ils avaient pris de l’argent à toute effigie, louis, sterlings, florins : lui, il mettait son point d’honneur à ne payer ses dépenses qu’en argent bien et dûment gagné par lui. D’où l’obligation d’exploiter le royaume de telle façon qu’il rende chaque année davantage. Produire « un plus, ein Plus, » comme