Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prisonniers ; plusieurs pachas étaient entre nos mains, avec de nombreux drapeaux et tous les canons. Moukhtar-Pacha, seul, blessé et suivi de quelques cavaliers, réussit à se sauver sur le territoire autrichien.

Telle fut la journée de Gatzko. Quelle journée ! Mais aussi quelle soirée après la victoire ! Cette soirée-là m’apprit à comprendre Homère et les héros d’IIion, mieux que n’eussent pu faire les commentaires les plus savans.

La nuit était tombée et le ciel s’étendait comme un immense linceul étoile sur le champ de bataille trempé de sang lorsque je retrouvai Karaditch. Malgré la grave blessure qu’il avait reçue, il était arrivé encore assez tôt pour prendre part au combat final, et il s’était bravement battu. Melitza aussi avait donné le coup de grâce à plus d’un musulman.

Quand j’aperçus le prince, il était à côté de sa femme et de son enfant, assis sur une grande marmite de campagne renversée, fumant sa pipe et se réjouissant du riche butin qu’il venait de faire. Il lui était échu en partage une grande partie des bagages d’un pacha que lui et cinq Monténégrins avaient fait prisonnier.

— Que dis-tu maintenant de ma femme ? me demanda-t-il en souriant légèrement.

C’était la première fois que je voyais un sourire s’épanouir sur cette figure de bronze.

— Je pense, répondis-je, qu’elle est la digne femme d’un héros.

— Désormais, je veux qu’elle soit vêtue et parée comme une sultane, dit le prince d’un air grave.

Parmi les objets précieux du pacha, il avait découvert une chaîne d’or qu’il mit, devant moi, au cou de sa femme, toujours du même air grave et solennel. On eût dit qu’il rendait hommage à cette admirable héroïne. Ensuite, il prit une magnifique étoile, étincelant de mille feux, qu’il attacha lui-même dans l’épaisse chevelure noire de sa belle compagne. Enfin, il déplia une de ces superbes pelisses turques dont j’avais admiré les pareilles à l’Exposition de Vienne. Celle-ci était en soie jaune garnie et doublée d’hermine. Sans dire un mot, il fit un signe à Melitza, se leva et se mit en devoir de lui passer la pelisse.

Jusque-là, Melitza n’avait manifesté sa joie intime que par un sourire ; cette fois, elle rougit et appuya sa belle et fière tête sur la poitrine puissante de son mari, probablement pour cacher quelques larmes de bonheur échappées dans la profondeur de l’émotion. Karaditch la tint quelques instans pressée contre lui, puis il l’obligea doucement à relever la tête, caressant et relevant sa belle