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troupes régulières, nombreuses et complètement libres de leurs mouvemens. Nous nous retirâmes donc, mais en bon ordre, tout en combattant et toujours poursuivis par les Turcs. Bientôt nous approchâmes des Montagnes-Noires, qui semblaient nous saluer de loin avec tristesse.

— Les Monténégrins ne seront pas contens s’ils doivent, tout le temps, tourner le dos à l’ennemi, me permis-je de faire observer à l’hospodar. Est-ce que nous allons continuer de battre en retraite ? Ne craignez-vous pas que l’armée ne se démoralise ?

— Allons, allons, ne vous épouvantez pas ainsi, me répondit le prince d’un petit air moqueur. Encore un peu de patience, et j’espère que vous serez satisfait.

En effet, arrivés dans la vallée de Gatzko, le prince nous fit arrêter, et nous nous préparâmes à recevoir les Turcs. Aussitôt, je vis passer comme des rayons de soleil sur tous ces visages hâlés, qui se regardèrent silencieusement, mais avec une vive expression de joie.

Notre petit corps d’armée se trouvait disséminé, en grande partie, sur les hauteurs. Je croyais encore que le prince se bornerait à une escarmouche, et se jetterait ensuite dans sa forteresse de rochers.

Les Turcs nous attaquèrent avec beaucoup d’énergie. On sentait qu’ils avaient conscience de la supériorité de leur nombre et de leur artillerie. Leurs cris d’Allah ! Allah ! avaient comme une note victorieuse. Les canons jetaient des éclairs de tous côtés, et grondaient sinistrement contre nos bandes cachées dans les montagnes, et qui entretenaient, de leur côté, un feu très vif et très nourri. Pendant que les hommes tiraient, les femmes chargeaient les fusils. Cependant, tout au bas, dans la vallée, nous voyions les nôtres qui perdaient du terrain.

— Cela ne va pas bien là-bas, dit tout à coup Karaditch, à côté de qui j’étais accroupi. Je me redressai pour mieux voir ; au même instant, je recevais une balle dans l’épaule. Une vieille femme épancha le sang et pansa la blessure. Je restai assis sur une pierre, mon fusil sur mes genoux. Tous les blessés restaient sur place, je fis comme les autres.

A deux pas de moi, Melitza était agenouillée, chargeant le fusil de son mari, tandis que la petite Jana sautillait comme une petite chatte, en allant chercher de l’eau à une source voisine pour les combattans, et en courant après les balles qui venaient ricocher autour de nous.

Tout à coup, les cris d’Allah retentirent sur nos flancs. Karaditch se redressa vivement. C’étaient des chasseurs turcs qui gravissaient