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âmes d’hommes graves. Un frisson me courut sur tout le corps en entendant ces vers d’une énergie sauvage :


L’amour est bien un feu sacré
Qui brûle dans notre sein,
Et maudites soient toutes les âmes,
Qui ne connaissent pas ce feu !
Mais la haine est beaucoup plus chaude,
Quand on a tisonné la flamme,
Quand elle saisit le cerveau et le cœur,
Et n’en fait qu’un seul foyer.
Méfie-toi de l’homme qui ne sait pas haïr,
Crains toujours qu’il ne sache non plus aimer.
C’est un feu follet qui nous éclaire,
Sans pouvoir jamais donner d’ombre.


Melitza et moi, nous regardions en même temps Karaditch. Je me disais : « Cet homme sait haïr. » Melitza semblait ajouter : Mais aussi aimer ! »

Tout à coup, Karaditch prit la gouzla, et se mit à jouer et à chanter :


Je voudrais mourir, mais non de maladie,
Non pas dans mon lit, faible, exténué.
Je voudrais mourir dans la bataille,
Après avoir vaincu les musulmans.
Je voudrais mourir comme l’astre du jour.
Quand il disparaît, là, derrière les montagnes,
Et qui, tout en s’éloignant,
Brille encore de ses plus beaux rayons.
Je voudrais mourir au son de la gouzla,
Quand, tout à coup, la corde se casse,
Et quand les dernières vibrations
Se mêlent au bruit de la chanson héroïque.


Melitza était assise, le visage appuyé sur ses mains, le regard attaché au sol, tandis que de grosses larmes roulaient le long de ses joues légèrement bronzées. Karaditch tourna la tête, et vit qu’elle pleurait. J’eus peur qu’un mot blessant pour la pauvre femme ne lui échappât, mais il en arriva tout autrement.

— Ne t’afflige pas, ma douce vie, dit le kniäs, les roses de tes joues pourraient se flétrir.

Étonné, je regardai Karaditch.

— Pourrais-tu jamais aimer un serf, un esclave ? continua-t-il.