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Angleterre par Maundeville, et il n’a pas de joie plus grande que de représenter des personnages foncièrement désintéressés et bons, tels qu’Amelia, M. Allworthy, le pasteur Adams, ou encore dans Jonathan Wild, Francœur (Freehart), dont le nom seul exprime cette franchise de bonté qui était pour lui l’idéal. Ordinairement, d’ailleurs, dans les caractères de ses romans, comme dans ceux qu’offre la nature, le bien et le mal se pénètrent, se tempèrent l’un par l’autre. Sans doute, il y a de francs scélérats, et personne ne l’ignorait moins que Fielding ; la convoitise, la violence, l’hypocrisie, jouent dans les affaires du monde un grand rôle, qu’il ne veut nullement amoindrir ; mais le dévoûment, la bienveillance, l’honnêteté ont aussi leur part d’action et d’influence, et, pendant que les émules de Jonathan Wild font bruyamment leur chemin vers la potence ou vers le trône, Amélie, sous son humble toit, élève pieusement ses enfans, exerce la charité, lutte contre l’indigence par l’ordre, la propreté, l’économie, ramène à force d’amour un mari infidèle, et donne de toutes les vertus domestiques, conjugales et humaines, un exemple qui aura en somme bien plus d’imitateurs que l’autre.

On ne sait en vérité si Fielding est un réaliste ou un idéaliste, et l’on serait tenté de dire, après l’avoir lu, que ces deux mots sont vides de sens. Serait-il un réaliste parce qu’il a choisi pour héros un Jonathan Wild, ou un idéaliste parce qu’il a pris pour héroïne une Amélie ? Mais la seconde, comme le premier, a été trouvée dans la nature, et le premier, comme la seconde, a été idéalisé, c’est-à-dire transformé en type, selon la loi éternelle de l’art. Quant à qualifier Fielding de réaliste simplement parce qu’en montrant les choses comme elles sont, il les a quelquefois appelées par leurs noms, c’est une façon enfantine d’interpréter le mot, et je ne mentionne que pour mémoire ce vieux radotage qui constitue pour bien des gens l’alpha et l’oméga de toute leur critique.

Ce qui est sûr et clair, c’est que Fielding est un grand classique. Walter Scott l’appelle le père du roman anglais, et, en effet, il est une source. Des personnages tels que Sophie et sa suivante, le squire Western, M, s Western, le sergent Atkinson, le major Bath, Amelia, sont évidemment des types primordiaux créés pour être reproduits à une infinité d’exemplaires. Déjà le pasteur Adams passe dans le Vicar of Wakefield, et Sterne, si différent de Fielding, subit sa puissante influence. Ce n’est pas Dickens qui a imaginé le premier de faire du roman un instrument de réforme sociale et un organe des griefs populaires. George Eliot lit Fielding avec admiration, quelquefois pour corriger sa morale, plus souvent pour la développer et pour établir sur sa philosophie pleine d’humanité ce grand roman de sympathie et d’amour qui n’est pas d’origine